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Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 121.djvu/210

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Bjornson, changeant sans hésiter de méthode et de procédé, imita l’exemple que lui montrait avec tant d’éclat son ancien camarade ; il devint le vigoureux et précis écrivain des romans de sa seconde manière. Ibsen, vers ce temps-là, abandonna les vers pour la prose, désireux de réaliser plus de vérité et plus de vie. Imitation ou coïncidence : le fait n’en est pas moins significatif. Ce que voulaient les esprits, récemment mis en contact avec les philosophes positivistes, c’était la vérité, sans fard. Cette jeune gloire, aussi bien, prit toutes les formes. On donna le nom, presque inconnu hier, célèbre maintenant, de Lie, à des bateaux ; l’Etat décerna au nouveau maître une bourse de voyage. Jonas Lie alla donc achever son éducation à l’étranger. Il traversa Amsterdam, et, au lendemain de la Commune, notre Paris encore fumant. Il devait y revenir, pour y finir sa vie, peut-être. Cette fois, il courut plus loin au sud, à la source séculaire et toujours abondante de toute poésie ! Au bord du Tibre, il apprit ce que c’est que le soleil. Il ne l’oublia jamais. Le seul, peut-être, de tous les écrivains Scandinaves il a su en mettre dans ses livres. Il y a du Latin en lui.

Et beaucoup. Il voit la nature sans l’absorber, sans non plus s’abîmer en elle. Durant toute cette période, la plus esthétique, la plus brillante de son développement littéraire, dans tous les livres acclamés qu’il publie successivement après le Clairvoyant, le Trois-Mâts l’Avenir, le Pilote et sa femme, Rutland, En avant, il reste l’artiste enivré de formes et de pittoresque, épris de beauté pure. Ses héros, ce sont toujours les marins, ses premiers amis ; il en dit la simple existence, la résignation inconsciente et sereine, le mépris du danger, et aussi les furieuses passions et les mœurs grossières, dans la liberté de la mer immense et des côtes désertes. Mais il n’analyse pas, il décrit ; son art est un art plastique, de relief. A trente ans de distance, et poète, il revit sa vie enfantine, il la raconte, il la sent de nouveau. Et quand parfois, il tente de saisir l’âme sous le corps, il ne trouve qu’un je ne sais quoi ondoyant, vague, enveloppé dans une lumière confuse et pâle, pareille à celle qui, monotone et maladive, règne sur la steppe et sur le fjord. Avec ses lacunes, Lie apparaît alors comme un matérialiste singulièrement affiné et vibrant ; les choses sont entrées en lui ; la mer est salée dans ses livres. C’est un visionnaire, doué d’organes d’une rare puissance. Longtemps avant Loti, il est impressionniste. Loti ? Pourquoi non ? Loti a été contesté ; je ne nie pas qu’il se répète. Mais dites avec sincérité si vous n’avez pas été stupéfait après avoir lu pour la première fois l’un de ses romans, Pêcheur d’Islande par exemple. Vous avez ressenti un épuisement nerveux après avoir parcouru toute la gamme de ces