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Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 121.djvu/352

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ans, avec les William Fisk et les Holman Hunt, et où elle fait encore des merveilles avec les Poynter et les Alma-Tadéma, l’histoire de Jésus enseignant les docteurs de M. Holman Hunt est classique[1]. On nous permettra de la redire, parce qu’elle est aussi très topique. M. Hunt avait passé cinq ans à étudier son sujet, soit en Judée, soit dans les bibliothèques et les collections du monde entier. Il comptait remettre ses contemporains en présence du Jésus de l’histoire. On s’émerveilla fort de son tableau, mais une Juive dit gravement : « Ces docteurs ne sont pas de la tribu de Juda, où l’on avait le cou-de-pied très cambré, ils sont de la tribu de Ruben, où l’on avait les pieds plats… » En s’apercevant, grâce à ces exemples célèbres, qu’on ne peut jamais absolument se porter garant de la couleur locale des temps anciens, bien des artistes désenchantés ont pris le parti d’en rire, et de rechercher non plus tant à peindre des Orientaux ou des Romains, mais des hommes, et à atteindre bien moins la vérité de l’histoire que la vérité de la vie. « Qu’importe qu’Achille soit Français ! écrivait déjà Delacroix, et qui a vu l’Achille grec ? Qui oserait, autrement qu’en grec, le faire parler comme Homère l’a fait ? « De quelle langue « allez-vous vous servir ? demande Pancrace à Sganarelle. — Parbleu, de celle que j’ai dans la bouche ! » On ne peut parler qu’avec la langue, mais aussi qu’avec l’esprit de son temps. Il faut être compris de ceux qui vous écoutent, et surtout il faut se comprendre soi-même. Faire l’Achille grec ! Eh ! bon Dieu, Homère lui-même l’a-t-il fait ? Il a fait un Achille pour les gens de son temps… Ç’a été la faiblesse de notre temps, chez les poètes et chez les artistes, de croire qu’ils avaient fait une grande conquête avec l’invention de la couleur locale[2]. » Cette faiblesse que pressentait Delacroix a fini par être ressentie de tous, et la prétendue science de la couleur locale est devenue si vaine et si ridicule qu’on se défend, comme du feu, de l’avoir recherchée. On préfère décrire ou peindre, sous le nom de tels personnages pris dans une époque déterminée, mais transformés en types, l’humanité qu’on connaît, qu’on voit autour de soi ou qu’on imagine. C’est ainsi que M. Renan écrivait en tête de son Prêtre de Némi : « Pour éviter le soupçon de couleur locale, habiller tous les personnages comme les personnages de Masaccio au Carmine de Florence, ou comme les Romains de Manlegna aux Fremitani de Padoue » ; et son exemple a été suivi. Dans la jeune école symboliste, nombreux sont les drames où les acteurs flottent en dehors de l’espace et du temps, s’appelant : le roi, la reine, le premier paysan… et, au

  1. Exposé à Londres en 1861.
  2. Eugène Delacroix, Journal, 24 décembre 1853.