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le très affable gouverneur me donna avec une simplicité yankee, dans le hall de l’hôtel, au milieu de la foule de ses électeurs qui venaient lui serrer la main, je sortis et me promenai fort avant dans la nuit.

Certes, les argumens de l’orateur ne m’avaient nullement ébranlé. L’endroit même où j’étais me gardait de toute sensibilité anti-économique à l’égard des mineurs ; j’étais au milieu d’un champ d’or : Cripple Creek produit déjà près de 1500000 francs par mois et promet d’augmenter régulièrement la moisson annuelle du monde en métal jaune. Beaucoup des victimes du Louis XIV qui réside à la Maison-Blanche ont trouvé dans ce nouveau district un salaire aussi élevé que celui qu’ils recevaient et une vie aussi facile que celle qu’ils menaient dans les régions argentifères. Néanmoins le problème monétaire se dressait devant moi pour la millième fois de ma vie : il s’imposait à mes méditations avec une force singulière. Je ne saurais dire que les raisonnemens que j’avais faits et acceptés jusque-là me parussent le moins du monde ébranlés ; mais il me semblait que malgré tout, je n’avais pas encore épuisé la question ; que certaines parties en étaient restées dans l’ombre ; et que je me devais à moi-même de tenter un nouvel effort pour soulever un autre coin du voile et tâcher d’ajouter une parcelle de vérité à celles que j’avais déjà pu entrevoir.

Pourquoi l’or seul et non plus l’argent ? Les statistiques suffisent-elles à expliquer le bouleversement contemporain dans la valeur relative des deux métaux ? Beaucoup des argumens avec lesquels on combat l’argent ne s’appliquent-ils pas à l’or ? S’il est incontestable qu’on ne peut pas assigner un rapport légal à deux marchandises, doit-on nécessairement pour cela exclure de la fonction monétaire l’un des deux métaux ? Chacun de nous se souvient de cette admirable page du philosophe Jouffroy, sans cesse citée comme un modèle de sincérité et d’émotion sublimes. Par une nuit silencieuse, en face des vieux arbres du préau de l’Ecole normale, Jouffroy se sent saisi d’un doute qui atteint toutes les croyances avec lesquelles il a vécu jusque-là. Il descend dans son âme avec un courage qui lui coûte, mais qui ne se dément pas une seule minute. Il reconnaît qu’il a besoin de « repenser » à nouveau une foule d’idées qu’il a crues jusque-là ancrées en lui. Il voit s’ouvrir devant lui une nouvelle vie de recherches et d’angoisses. Il n’hésite cependant pas. La vérité avant tout. Il travaillera toute sa vie, s’il le faut, à se refaire une foi.

Sans me permettre de comparer les vérités et les croyances économiques aux vérités et aux croyances religieuses, j’ose dire