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Au demeurant, comme président de la Chambre, M. Zanardelli n’avait-il pas fait de son mieux pour couvrir la retraite de M. Giolitti, allant jusqu’à lever la séance, malgré toutes les protestations ? Il s’était si fort compromis, en ce dernier jour, précisément par la partialité qu’il avait témoignée envers le cabinet, qu’il avait presque dû faire des excuses à la Chambre, et que ceux mêmes qui l’opposaient naguère à M. Giolitti professaient à présent qu’il devait être écarté des affaires, comme trop suspect de giolittianisme.

Il semblait difficile, maintenant, que le roi lui confiât le mandat, mais à qui serait-il confié ? A M. de Rudini ? C’était lui, bien évidemment, le principal auteur de la chute du ministère, si ce n’est dans la Chambre et devant le Parlement, au moins dans l’opinion et devant le pays. Mais où recruterait-il une majorité ? il eût fallu lui remettre, avec le décret même qui le nommait président du conseil, un décret en blanc de dissolution de la Chambre. Appellerait-on M. Crispi ? Mais M. Crispi se recueillait depuis sa propre chute ; on n’avait entendu sa voix que comme une voix d’outre-tombe, venant du rocher de Quarto et, célébrant les gloires d’autrefois, l’épopée des Mille. Il passait dans sa villa de Naples la moitié de ses jours, et l’autre moitié en Sicile. Il était devenu un grand silencieux, que les reporters eux-mêmes n’abordaient que timidement. Les déplorables incidens d’Aigues-Mortes, qui eussent, quelques années auparavant, fait bouillir son sang dans ses veines, ne l’avaient point tiré de sa réserve. L’Italie, ce soir-là, avait retrouvé le cri poussé jadis sous Depretis : Vogliamo Crispi ! et M. Crispi avait peut-être été le seul Italien à ne pas dire ce qu’en d’autres temps il eût dit lui-même : « Nous voulons Crispi ! » Il s’était obstiné dans le silence, et l’on sait que le silence vient aisément à ceux qui le cherchent. Si, par hasard, on surprenait un de ses entretiens intimes, c’étaient des paroles nouvelles, novissima verba, qui annonçaient un nouvel homme. Où en était M. Crispi, le Crispi nouveau, dans cette opinion, plus souveraine aujourd’hui que les souverains mêmes ? Pour que le roi l’appelât, l’opinion l’appelait-elle ? Aigues-Mortes effacé, c’était surtout du premier Crispi qu’elle se souvenait, et elle sentait encore sa main qui lui avait paru pesante, forte, mais trop forte. Elle le désirait à la fois et le craignait, le désirait dans les heures de passion et le craignait dans les heures calmes : un sentiment étrange, mélangé et intermittent, comme un amour sans affection. Ce qu’elle aimait le plus en lui, n’était-ce pas la fougue et la hardiesse, n’était-ce pas l’ancien Crispi, contenu et dompté par le Crispi nouveau ? De quel air accueillerait-elle ce Crispi d’où Crispi serait absent ? Dans le cas où il reparaîtrait,