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compte. Il avoue lui-même que c’est une particularité de la poésie d’employer des mots qui, à côté des représentations nettes qu’ils renferment, doivent aussi éveiller des émotions et les faire résonner dans le lointain de la conscience. Mais en effet, et quoiqu’il s’en défende, c’est la poésie elle-même qu’il irait jusqu’à nier. Une appellation vague, celle de mysticisme, lui est d’un grand secours. Sous cette rubrique mal définie et d’autant plus commode, il fait rentrer tout ce qui lui est suspect : effusions du sentiment, mouvemens de l’âme, aspiration de notre nature à la pleine possession de soi. Ce sont toutes ces tendances qu’il ne comprend et qu’il n’admet pas ; mais elles existent tout de même, et surtout elles ont droit à exister. Partant elles ont le droit de trouver leur traduction littéraire. C’est ce droit qu’elles réclament aujourd’hui.

Aussi bien M. Nordau procède suivant la manière habituelle des positivistes. Il prétend nous interdire toutes les questions auxquelles la science positive ne peut répondre. Il va plus loin. Et si ces questions se posent à nous malgré nous, il ne nous permet pas d’en souffrir. Pour lui, s’il les rencontre sur son passage, il les aborde avec un calme qu’au surplus nous ne lui envions pas, et c’est merveille de voir comme sur ces sujets il se satisfait à bon compte. La science explorera-t-elle quelque jour ce que Spencer appelle le domaine de l’inconnaissable ? On peut en douter. En tout cas, ce jour ne viendra pas avant qu’il soit longtemps. Espère-t-on que les générations qui se succéderont jusque-là se résigneront à ne tenter sur l’inconnaissable aucune prise, et qu’elles porteront patiemment le malheur d’une destinée qui les aura fait naître avant que la science n’ait achevé son œuvre ? Il est des questions qu’on ne peut écarter, et qui appellent, vaille que vaille, une réponse immédiate. Mais la science est muette sur ces questions. C’est tout ce qu’on veut dire quand on parle aujourd’hui, — en termes d’ailleurs fort impropres, —d’une banqueroute de la science. Et telle est dans ce qu’elle a de plus profond la cause de cette sorte de renaissance du mysticisme à laquelle nous assistons. Il ne faut pas que certaines parodies et fâcheuses contrefaçons nous en fassent contester la légitimité. Ou plutôt, c’est quand on voit ce que serait la littérature telle que la conçoit M. Nordau, c’est alors qu’on s’applaudit d’y voir rentrer tout ce que, sous prétexte de dégénérescence morbide, il en voudrait bannir.

Que sera d’ailleurs cette littérature qu’on nous prépare ? Comment ce qu’il y a encore de vivant dans les anciennes tendances se mêlera-t-il aux élémens qu’apportent les tendances nouvelles ? Et puisque à tous les points de vue nous traversons une époque critique, quel retentissement auront dans la littérature les questions qui se posent aujourd’hui de façon si pressante à notre société ? De cela nul ne sait rien.