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Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 121.djvu/466

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exceptionnelle pour Byron qui avait l’habitude de se coucher à une heure où Shelley était déjà levé. Nous arrivâmes à Marlow vers midi ; Shelley et Mary étaient sortis, mais nous avaient priés de les attendre à l’auberge de la Couronne. Byron absorba une énorme junte de bière, et se mit à clopiner par les rues de Marlow ; mais son pied bot lui rendait la marche presque impossible, et nous ne tardâmes pas à rentrer. Shelley et Mary arrivèrent enfin : nous déjeunâmes ensemble ; ce fut une joyeuse partie. Byron avait un bonheur d’enfant à l’idée de son prochain départ, et Shelley était ravi de voir enfin son poète aimé, qui était venu de Londres dans le seul dessein de faire connaissance avec lui. La conversation passa des sujets les plus frivoles aux plus graves problèmes de la philosophie ; et Shelley s’indigna avec éloquence du contraste qu’il voyait entre la simple beauté de la nature et l’état de dégradation des paysans anglais de son temps. « Imaginez, nous disait-il, des paysages tels que celui-ci, mais peuplés d’êtres qui puissent les apprécier : et il suffirait pour cela de déraciner quelques coutumes tyranniques et quelques basses superstitions. — Bah ! répondait Byron, vos vers, mon cher monsieur Shelley, sont charmans, mais vos idées sont de pures chimères. Vous pouvez traiter l’humanité comme il vous plaira, vous ne l’empêcherez pas de rester toujours un fâcheux mélange de fripons et de dupes. L’homme est un être inférieur au singe et au tigre. C’est la seule bête qui tue sans profit, par simple bestialité. »

« Byron ne quitta Marlow que le lendemain matin. Mais il faut encore que je vous raconte un autre de mes souvenirs de cette mémorable journée.

« Sachez donc qu’il y avait à cette époque à Marlow un assez grand nombre de prisonniers français, des soldats de Waterloo. On les avait internés dans les maisons du village, et notamment à l’auberge de la Couronne, où les étables leur servaient de prison. Byron et Shelley allèrent les voir, et j’y allai avec eux. Byron, comme vous savez, était un admirateur passionné de Napoléon ; et Shelley détestait si fort le gouvernement tory qu’il était plein d’indulgence pour tous ses adversaires. Les malheureux prisonniers ne nous accueillirent pas d’un très bon œil : l’opinion du pays était alors fort excitée contre eux, et souvent déjà ils avaient eu à se plaindre de l’hostilité qu’on leur témoignait. Mais la familiarité de Byron les mit vite à l’aise. « Eh bien, mon brave, demanda-t-il à l’un d’eux, est ce que c’était un beau combat ? — Si c’était à refaire je le referais ! grogna le vieux grenadier ; » et, entraîné par ses souvenirs, il hurla dans la cour de l’auberge un formidable « Vive l’Empereur ! » La contagion nous prit à notre tour : Mary et moi, Byron et Shelley, nous voici tous criant de toutes nos forces : « Vive l’empereur ! » Il y avait de quoi nous faire assommer. Le propriétaire de l’auberge accourut vers nous, pâle comme un mort : « Pour l’amour