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Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 121.djvu/49

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quatre, de même la collectivité future, être de raison, sera représentée par des fonctionnaires. Quelle tache ! Suivons du regard ces élus du peuple[1], astreints à diriger et à répartir non-seulement le travail public concernant les chemins, les écoles, etc., mais tout le travail privé : le labourage, la pâture, la construction et la réparation des maisons particulières, la serrurerie, la menuiserie, etc. Les défauts des administrations publiques, dont nous nous plaignons déjà, s’accroîtront à mesure que la production sera plus vaste et plus compliquée. Qu’est-ce, à côté des budgets futurs, que le budget français actuel, de trois milliards ou trois milliards et demi, d’un mécanisme facile à saisir et n’impliquant, après tout, qu’une activité restreinte à certaines branches de services ? Les « comités d’enquête », les « comités directeurs » de la production, chargés de pourvoir aux subsistances, aux vêtemens, au logement, à l’amusement même de tout un pays seront investis de fonctions colossales. Fourier qualifie d’omniarques ces maîtres de la production ; M. Paul Leroy-Beaulieu dit qu’ils tiendront entre leurs mains la vie et la mort de leurs compatriotes, et ni l’un ni l’autre n’exagèrent. Il faudrait une grande dose de naïveté pour se figurer que la liberté politique peut se dégager de ce « solide engrenage organique » et survivre à la liberté civile. Deux ou trois partis subsisteront peut-être pour accaparer au profit de tel ou tel camp la distribution des produits ; et l’appétit des places, de plus en plus nombreuses, ne connaîtra plus de bornes. Mais se figure-t-on qu’une pareille absorption de l’individu dans l’Etat laisse le moyen de garantir par une sage pondération des pouvoirs et par un harmonieux équilibre des institutions les droits et les intérêts de chacun ? Après tout, quels droits, quels intérêts seront encore à défendre ?

On n’a pas assez réfléchi que les satisfactions de l’intelligence supposent elles-mêmes, en général, l’emploi de certains objets sensibles, sans lesquels la pensée ne peut pas se manifester et se communiquer. Ne s’agît-il même pour l’orateur populaire que de réunir, sur une superficie de quelques mètres carrés, un certain nombre d’auditeurs, l’Etat, propriétaire unique du sol, peut lui contester le droit d’occuper un espace très étroit pour un temps très court. La liberté de la presse est encore plus clairement compromise, par cette simple raison qu’il faut un imprimeur pour imprimer. Or, sous le régime collectiviste, tous les caractères d’imprimerie, toutes les presses, tous les livres appartiendraient à

  1. Nous les supposons élus, quoique les collectivistes soient loin de s’entendre à ce sujet : « Pour le socialisme réalisé, dit Schœffle (Ib., p. 52), le suffrage universel n’est pas absolument nécessaire. »