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impression ne m’a pas trompé, c’est bien le véritable minnesinger. Rien de moins, rien de plus. Il appartient au moyen âge dont il n’a ni le mysticisme, ni l’esprit symbolique.

Je vibre tout autrement avec Rückert. Ceci est si allemand, que ce n’est plus allemand ; c’est par-dessus l’Allemagne, dans la région élevée où elle se lie à l’Orient. Philosophie, poésie, érudition orientale, toutes les harmonies mêlées dans une mélodie puissante : concentration du monde même…

Aujourd’hui dimanche, les paysans ont endossé leur habit de fêtes : culotte noire, veste de velours noir à boutons d’argent, gilet rouge. Ceux-ci me semblent plus pesans que de l’autre côté de la ville. Je roule le long du Neckar jusqu’à Gœppingen où l’on relaye, où je déjeune. Tout ici est lourd : l’église bâtie par la princesse Sophia Barbara, le palais, aujourd’hui résidence du tribunal.

À Geislingen dont la belle tour couronne son pic si fièrement, nous entrons dans la région de la sculpture en bois. Le marbre aux Italiens, le bois aux Allemands ; l’art dans la forêt. Ce bois, qui a vécu, n’a perdu des feuilles et des fleurs passagères que pour en prendre d’éternelles.

Ulm, la seconde ville du Wurtemberg, dans sa noble église du XIIe et du XIIIe siècle, c’est-à-dire de Frédéric Barberousse et de Frédéric II, est riche de ses sculptures d’une légèreté admirable. La première épitaphe que je lis sur un tombeau est précisément ma pensée du moment : Quamdiù vixit, mortuus est.

Cette église, ce grand poème en bois de Syrlin, est un sanctuaire de la Renaissance.

En entrant dans l’église, trop à la portée du regard, les Sibylles de l’Ancien Testament : la Delphica fine et jolie qui regarde et jouit de ce qu’elle voit. La Libyca, grandiose, au niveau de Michel-Ange, a un caractère d’animation, de mâle passion contenue. Elle ne regarde pas, ayant mieux en elle, que tout ce qu’elle pourrait regarder.

La vieille et noble sibylle de Cumes, et en face, l’Hellespontica, belle, jeune et fraîche en turban, très allemande. La Cumœa, jeune aussi et naïve, montre tout simplement son livre, et, dans ce livre, la ligne expresse que vous pouvez lire vous-même : Deum de virgine nasciturum.

Enfin toute seule, plus haut, à l’autel, décidément chrétienne, est la Phrygia.

Au-dessus des sibylles, les saintes, les vierges chrétiennes.