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Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 121.djvu/586

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fois j’en ai vu s’arrêter volontiers à songer sur la grande route. Assis sur la lisière d’une forêt, ils ne tardaient pas à couper une branche, à façonner avec leur couteau, — instrument ingrat, — une figure d’animal ou d’homme… Voilà le commencement de la sculpture sur bois, le véritable art allemand.

S’il réussit son petit homme, arrivé à la ville voisine, il le barbouille de couleurs voyantes : dès lors il vit. Une bonne femme l’achète pour son enfant ou pour elle ; dans ce dernier cas c’est un saint.

Mais un jour notre apprenti s’avise que le chêne laissé à sa couleur naturelle est d’un bel effet. Alors, ne pouvant plus compter sur le secours de la couleur, il faut bien qu’il s’attache à perfectionner la forme ; il y arrive d’autant mieux que la matière est relativement malléable, et la sculpture en bois fait son chef-d’œuvre dans la cathédrale d’Ulm.

Syrlin et le bois ; Adam Kraft et la pierre ; Peler Vischer et le bronze… La matière devient de plus en plus difficile à travailler, l’artiste de plus en plus ouvrier.

L’art ne s’arrêtant pas, il va se continuer dans les formes distinctes, plus libres, plus légères pour ainsi parler, de la peinture, de la gravure sur bois : Veit Stoss ; sur cuivre : Albert Dürer. Le cuivre, mais à peine effleuré, autant de matière tout juste que le demande le service de l’esprit.

Ce passage d’un métier à l’autre, d’une matière à l’autre, depuis la forme du bottier jusqu’à la Melancholia, était chose simple en Allemagne.

Nulle limite entre l’ouvrier et l’artiste. C’est bien plus tard qu’on a remarqué, comme une singularité, que le forgeron d’Anvers, — Quentin Metsys, — fût devenu peintre. La serrurerie du moyen âge était peut-être alors le premier art, égal à tous les autres pour la beauté des formes. Il avait de plus le mérite de la difficulté vaincue, celui de dompter, de rendre agréable et souple à l’œil la matière la plus rebelle.

Grands ouvriers libres ! fiers et humbles. Rien d’amer dans leurs ouvrages, rien de haineux. Grandes natures se mettant à la dernière place de leur œuvre, — exemple Syrlin, — mais la contemplant incessamment de leur regard. Adam Kraft, lui, est à genoux, et porte sur son épaule toute la pyramide du tabernacle qu’il a élevé. A genoux, mais si noble dans son profil busqué, la tête si fièrement relevée, ayant dans les yeux plus d’aspiration qu’il n’y en a dans sa svelte flèche de cent pieds.

Peter Vischer, qui n’a rien à porter, dans sa niche, en vue de son œuvre, a gardé son plus humble costume, son grand tablier