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Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 121.djvu/708

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Une telle défaite ne pouvait être acceptée. — « J’entends que mon chancelier ne confère jamais avec les chefs de partis sans que j’en sois prévenu. — J’entends de mon côté ne soumettre à aucun contrôle les conversations que je puis avoir avec les députés, et rester maître chez moi. — Et que feriez-vous si votre souverain vous signifiait son expresse volonté ? — Je lui représenterais que son pouvoir expire sur le seuil du salon de ma femme. » Il y a des paroles inoubliables et des plaies profondes que tout pansement irrite. On venait de se brouiller sans aucun espoir prochain de raccommodement. Quelques jours après, M. de Bismarck, qui n’était plus chancelier, déposait trois roses sur le cercueil de l’empereur Guillaume Ier, ce souverain magnanime et patient à qui il avait dit plus d’une fois : Je m’en vais, — et qui lui avait répondu : Jamais !

On assure qu’en demandant une audience au chancelier, M. Windthorst lui avait tendu un piège, où le grand séducteur s’était laissé tomber. Cette aventure, qui étonna toute l’Europe, prouve que les hommes trop défians ont dans l’occasion d’aveugles confiances qui les perdent ; qu’après s’être défendus contre des périls imaginaires, ils ne savent pas toujours discerner les dangers réels. On se garde à carreau contre un comte d’Arnim, on se laisse prendre par un Windthorst. Dans le premier volume de cette Véridique histoire dont j’ai parlé plus haut, Bernai Diaz raconte le combat de Champoton, où les Espagnols ne mirent les Indiens en déroute qu’après avoir eu de nombreux blessés et quelques morts. Il termine sa narration par ce curieux détail : « Il me souvient que nous étions à batailler dans des champs quelque peu pierreux, où il y avait force sauterelles, qui, dans le combat, sautaient et venaient en volant nous donner par le visage. Et les archers étaient en si grand nombre et lançaient tant de flèches comme grêlons, qu’il semblait que ce fussent sauterelles. On ne se mettait pas à couvert des rondaches. et la flèche blessait. D’autres fois on croyait que c’étaient des flèches, et c’étaient des sauterelles. Ce nous fut un grand embarras. » Si avisés que soient les grands politiques, ils prennent quelquefois des sauterelles pour des flèches et quelquefois aussi des flèches pour des sauterelles, et ils arrivent trop tard à la parade.


G. VALBERT.