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Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 121.djvu/775

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autrefois les marchands de Carthage. Mais voilà tout ce qui reste du passé, la nature ; seule est la même ; quant à la ville, il n’en subsiste plus rien. J’ai beau me tourner de tous les côtés, je n’aperçois rien qui attire et retienne mes regards ; c’est à peine si, de temps en temps, je vois scintiller à mes pieds cette poussière de marbre que laissent les grands monumens détruits. On me montre, çà et là, quelques pans de murailles, d’anciennes citernes réparées, des lambeaux d’aqueducs, des trous béans, aux endroits où l’on a tenté de faire des fouilles, mais rien, ou presque rien, qui fixe mon attention, rien qui ressemble à ces amas de décombres qu’ont laissés dans toute l’Afrique les villes disparues.

Encore s’il ne s’agissait que d’une seule ville ; mais rappelons-nous que, sur le même sol, il y en a eu deux, bâties l’une sur l’autre ; et quelles villes ! la Carthage punique comptait, dit-on, 700 000 habitans ; l’autre ne devait pas être beaucoup moins peuplée, puisqu’on la regardait comme la troisième ville de l’Empire. On comprend, à la rigueur, qu’il reste peu de traces de la plus ancienne des deux : les Romains, qui en ont toujours eu peur, s’étaient bien promis de la démolir, quand ils en seraient les maîtres, et ils l’ont fait en conscience. D’ailleurs celle qui l’a remplacée s’est servie des débris de la première, comme il arrive toujours, et n’en a rien laissé ; mais comment la Carthage romaine a-t-elle pu si complètement disparaître ? c’est ce qu’on a peine à s’imaginer. D’ordinaire les Arabes ne détruisent pas les villes qu’ils ont prises ; ils se contentent de les laisser mourir peu à peu, et de cette lente agonie il reste toujours quelque chose. Ici, selon le mot du poète, « les ruines mêmes ont péri ». On nous dit, pour expliquer cette dévastation, que les gens du pays et des pays voisins ont pris de bonne heure l’habitude de se servir de la ville abandonnée comme d’une carrière. Il est sûr qu’à Tunis on trouve à chaque pas, encastrés dans des maisons mauresques, des fragmens de marbre ou des colonnes, qui ne peuvent venir que de là. Aujourd’hui encore la déprédation continue, et toutes les fois qu’un hasard met au jour une pierre antique elle est aussitôt enlevée par ceux qui font construire quelque bâtisse dans le voisinage[1]. Que cette cause de destruction soit la seule ou qu’il y en ait d’autres, ce qui est malheureusement trop certain, c’est qu’il ne reste rien ou presque rien des deux Carthages.

  1. Le Père Delattre rapporte qu’il a eu grand’peine à défendre les pierres des tombes puniques, qu’il avait découvertes, contre l’avidité des Arabes, qui venaient les prendre pour les utiliser ou les vendre. Dès le XIIIe siècle, l’historien Edrisi remarque cette exploitation des matériaux de Carthage et dit qu’elle durait depuis longtemps.