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Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 121.djvu/784

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assurément la plus belle de son recueil. Il la montre moins fière de sa naissance et de sa fortune que de pouvoir inscrire sur sa tombe qu’elle n’a eu qu’un mari et ne donnant d’autre conseil à sa fille que celui de mériter un jour le même éloge :


Fac teneas unum, nos imitata, virum.


Didon aurait bien voulu qu’on pût aussi le dire d’elle. Mais, si elle n’a pas su résister à la passion qui l’entraînait, elle ne s’en accorde pas le pardon. Elle s’accuse comme d’un crime d’avoir manqué à sa promesse, elle est décidée à s’en punir elle-même, et trouve que sa faute ne peut être expiée que par sa mort :


Quin morere, ut merita es !


Un siècle plus tard la question des secondes noces se posera dans l’Eglise naissante ; il y aura des docteurs rigides qui les inter diront sans pitié, et ils ne manqueront pas de rappeler à ceux qui veulent les autoriser, pour leur faire honte de leur complaisance, qu’il y a eu des païens plus sévères qu’eux. Ici encore, comme en beaucoup d’autres occasions, Virgile s’est trouvé être un des précurseurs du christianisme !

En somme, le caractère de Didon, quand on l’analyse de près, paraît composé d’élémens contraires. Nous avons vu que l’art homérique et l’art alexandrin s’y combinent ensemble. Tan tôt c’est une héroïne qui conduit énergiquement une grande entreprise, dux fœmina facti, et tantôt c’est une femme comme les autres, qu’attriste la solitude de sa maison, et qui regrette avec une tendresse charmante de n’avoir pas chez elle un enfant, « un petit Enée », qui lui rappellerait son père ; ici elle commande en souveraine, là elle s’humilie devant celui qu’elle aime, elle serait prête à lui demander de le suivre, à quelque titre que ce fût, compagne ou esclave, si elle n’était sûre qu’il n’y consentira pas[1]. Par beaucoup de côtés elle appartient aux temps antiques ; mais il y a chez elle aussi bien des sentimens qui semblent modernes ; celle conception élevée de la pudeur, ces luttes de la passion et du devoir, ces délicatesses, ces scrupules, qui semblent inspirés du

  1. On a paru surpris que Virgile n’ait pas profité des sentimens touchans d’Ariane, quand elle demande, avec une humilité si résignée, à suivre Thésée comme servante, s’il ne veut pas d’elle comme épouse :
    Attamen in vestras potuisti ducere sedes
    Quæ tibi jucundo famularer serva labore
    Candida permulcens liquidis vestigia lymphis.
    Purpureavo tuum consternens veste cubile.
    Il est clair que Virgile n’a pas cru que la dignité de l’épopée lui permit d’aller jusque-là ; mais il indique que Didon y avait songé, quand il lui fait dire :
    Hiacas igitur classes atque ultima Teucrum
    Jussa sequar ?
    et qu’elle ajoute qu’on ne l’y aurait pas reçue.