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comme devait l’être cette admirable Phèdre antique, symbole inoubliable de la volonté écrasée par la fatalité mauvaise, par la Vénus inexorable. Comme sa sœur tragique, elle aussi pourrait dire :


Oh ! que ne suis-je assise à l’ombre des forêts !


en pleine nature vigoureuse et saine, où je me referais un corps, une âme, toute la virginité de mon être ! Mais Ibsen a dit son mot. Ellen est une malade, une malade du corps plus encore qu’une malade de l’âme ; en elle sont accumulées toutes les tares physiologiques qui s’étaient abattues sur sa race, au cours des ans. Elle a grandi seule, aux mains d’une vieille nourrice sotte et superstitieuse, auprès d’un père, ivrogne immonde, au fond d’un castel féodal, dans un pays perdu. Nul ne l’a renseignée, soignée, guidée ; dès sa jeunesse première elle est restée face à face avec elle-même, sentant monter en elle on ne sait quelle angoisse mystérieuse. Parfois, quand cette angoisse est trop forte, quand son père est allé s’enivrer à la ville pour en revenir à demi mort de débauches et soutenu par ses laquais ; dans ses momens d’orgueil aussi, lorsqu’elle veut hausser son cœur à la noblesse de son origine, elle entre dans la galerie où sont réunis les portraits de famille. Un de ces portraits, surtout, l’attire : celui d’Ellen de Maag, morte autrefois d’amour, et qu’on trouva noyée dans les fossés du château. Elle sent revivre en elle cette ancêtre funèbre ; un lien caché les unit l’une à l’autre. Mais, « à vrai dire, elles se ressemblaient toutes, dans ces portraits ; c’était la même bouche rouge, sensuelle et fatiguée, le même regard las, sous les paupières lourdes. » L’hérédité lugubre, apparaissant quand même sous ces masques historiques, l’hérédité du vice invincible et triomphant !

Ellen ressent, à ne pas s’y tromper, la première crise du mal à douze fins, au moment de communier. « Ellen devait faire sa première communion à l’automne. Le pasteur de Norup était un véritable apôtre qui peignait le péché sous les couleurs les plus sombres et parlait sans cesse de la damnation éternelle, il expliquait avec ferveur qu’il ne faut pas se plaindre d’habiter cette vallée de larmes, puisque c’était là l’occasion d’expier et pour nous-mêmes, et pour ceux des nôtres qui nous ont précédés dans la vie, entassant fautes sur fautes. Il apparut bientôt à Ellen comme celui qui chassait les nuages du doute et ouvrait à ses yeux ce ciel si pur, ce ciel si bleu de l’espoir qu’elle n’avait encore jamais vu. » Elle communie avec une ferveur mystique extraordinaire, appelant ce jour-là le Christ à grands cris, l’acceptant comme le douloureux amant dont son âme est assoiffée.