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Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 121.djvu/870

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est troublé du trouble de Tine ; peut-être aussi par tout un passé de désirs inaperçus, mais vivant dans l’ombre, et qui, en ces jours de désarroi moral, de deuil patriotique et de souffrances imméritées, montent à l’assaut de sa volonté. Quand il est revenu sain et sauf, une fois de plus, elle lui a souri : il a compris qu’elle se donnait. Il se hasarde. « Les oreilles ne vous ont-elles pas tinté ? dit-il en la regardant. J’ai pensé à vous. » Tine ne répondit rien, mais dit seulement avec un sourire très doux : « Dire que vous êtes de retour ! — Berg s’assit près du feu et se mit à causer. Il entendait à peine ses propres paroles et ne pouvait que la regarder. Elle était là, assise devant lui, si saine, si forte, si propre, telle qu’il la voyait sans cesse maintenant, là-bas, dans le froid, dans la nuit, dans la boue, là-bas aux fortifications… On frappa à la porte. Il se leva très vite, comme s’il eût été assis trop près d’elle. » — Elle se débat pourtant, et s’effraie, et veut fuir. Bonne et courageuse, aimante et dévouée, elle songe à s’approcher du danger, que sa robuste nature défie. Elle demande à ses parens, et l’obtient, la permission d’aller à Augustenborg, soigner les blessés que, chaque jour, les chariots bondés ramènent en foule. Mais Berg s’irrite ; il la veut, il la veut à tout prix, maintenant que son austérité a disparu, emportée par le flot des passions primitives que l’éducation avait jusqu’ici contenues, que la guerre a déchaînées. Il lui demande, avant de repartir encore, avant qu’elle ne s’en aille aussi, une entrevue, la dernière peut-être. C’est l’épisode capital du roman.

« Ils sortirent, et, tournant le dos à la place, pleine de soldats et de vacarme, se mirent à longer le mur de l’église, où tout était silencieux. Ils n’avaient pas échangé un mot. Soudain, Berg s’arrêta et se mit à parler très vite, d’une façon décousue, comme à lui-même. Il dit une passion qu’il ne désigna pas et dont il suivait la trace depuis sa naissance, au fond de sa pensée. Il se défendait comme il pouvait, accusant les veillées, les gardes montées, cette guerre qui n’était pas une guerre, les journées sans travail, les nuits sans sommeil… Il s’était remis à marcher, et si vite, qu’elle avait peine à le suivre. Puis il s’arrêta, et deux fois murmura son nom : — Pourquoi voulez-vous partir ? ajouta-t-il très vite, haletant ; j’ai parlé à votre mère, nous n’avons rien à craindre l’un de l’autre, dit-il encore. — Non ! fit Tine très bas, en relevant la tête… Ils ne se parlèrent plus et marchèrent en silence, côte à côte. L’air était doux, le soleil s’éteignait, et le ciel avait déjà cette clarté transparente qui annonce l’approche du printemps. Les canons s’étaient tus. Une sourde détonation, seule, roula dans la brise, comme un chariot pesant qui serait