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Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 121.djvu/922

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conservées, l’épopée n’est plus qu’une survivance ; les légendes anciennes n’y subsistent qu’à l’état de détritus et comme de la poussière d’astres. Les plus anciennes chansons de geste sont parentes de l’Iliade ; les plus récentes, de la Pucelle. L’intérêt y décroît avec l’ancienneté. Dès le XIIe siècle est accompli le premier période de l’évolution qui devait transformer l’épopée en poème chevaleresque, puis en roman de cape et d’épée, jusqu’au jour où elle finirait par s’encanailler dans la Bibliothèque bleue.

Pourtant, la décadence ne fut pas soudaine. Quand, dans une belle chanson publiée par la Société des Anciens Textes, Aiol, presque enfant, beau, lier, pauvre, entre dans Orléans, couvert d’armes enfumées et rouillées, et qu’il traverse, sans daigner y prendre garde, ridicule et superbe, la foule des vilains qui le rail lent, on sent que le jongleur du XIIIe siècle n’est pas un fils trop dégénéré des aèdes de la période vraiment épique.

Mais ces hautes inspirations se font rares. Voici l’époque du roman chevaleresque, largement représentée dans la collection de la Société par Elie de Saint-Gille, par la Mort Aymeri, par Daurel et Béton, curieuse imitation provençale des chansons en langue d’oïl.

L’épopée n’est plus qu’amusement. Autour du noyau archaïque s’organise un tissu d’imaginations courtoises, fantastiques, aventureuses. La cotte de mailles des vieilles épopées se couvre d’emblèmes galans. Vous plaît-il de savoir comment se poursuit la chanson d’Aymeri, commencée par la scène grandiose de la colère de Charlemagne ? Quand il eut pris la ville, Aymerillot se mit à chercher femme. Il s’éprit, sans l’avoir jamais vue, de la belle Herinengarde, sœur du roi des Lombards, qui l’aimait, elle aussi, de loin, sur le seul renom de sa vaillance. Il s’en va donc vers elle, en riche arroi, au travers d’aventures dignes du Prince Charmant. Quand il dresse ses tentes devant Pavie, sa suite est si somptueuse et si terrible que le roi se croit attaqué et fait fermer les portes. Il se rassure pourtant et invite les chevaliers à sa table. Ils refusent : ne sont-ils pas assez riches pour payer leurs dépenses ? Piqué au jeu, le roi défend à tous marchands et taverniers de rien vendre aux Français, sinon au poids de l’or. Ils achètent pourtant sans compter toutes les denrées qu’on leur apporte, jusqu’à épuiser la ville. Le roi interdit alors qu’on leur vende le bois dont ils ont besoin pour leur cuisine. Mais ils achètent toutes les noix et tous les hanaps de Pavie, les entassent, y mettent le feu, et la flamme monte si haut qu’elle risque d’incendier la ville. Le roi s’avoue vaincu, donne sa sœur au héros magnifique, — et c’est ainsi que la noble geste se prolonge par des incidens de conte de fées.

Pareillement, Elie de Saint-Gille, la Mort Aymeri, vingt autres chansons varient les mêmes thèmes, amalgament les mêmes