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Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 124.djvu/297

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ciel s’éclairait lentement, on se mit à parcourir et à reconnaître le pays en arrière des hauteurs. Maintenant, Napoléon traversait des plateaux cultivés, des champs de blé et de seigle, des espaces tour à tour unis et accidentés ; il marquait par la pensée les positions où il établirait ses troupes au fur et à mesure de leur arrivée, les vallons où il les tiendrait serrées et tassées pendant la nuit, invisibles à l’ennemi, tandis que les équipages de pont se mettraient à l’œuvre et prépareraient la grande opération du lendemain. Il allait toujours, lancé comme d’habitude à toute bride, infatigable de corps et d’esprit, arrêtant son plan, songeant à ses dispositions ; Duroc, Berthier, Caulaincourt, Bessières, Davout, Haxo le suivaient et galopaient à peu de distance. Ils virent tout à coup son cheval faire un brusque écart, lui-même tourner sur sa selle, tomber et disparaître.

On s’élança à l’endroit où il était tombé. Il était déjà debout et s’était relevé de lui-même, sans autre mal qu’une contusion à la hanche ; il se tenait droit et immobile, près de son cheval frémissant. Un lièvre parti entre les jambes de l’animal avait occasionné le bond qui avait désarçonné le cavalier, toujours négligent à cheval et distrait. Ces accidens arrivaient assez fréquemment à l’empereur au cours de ses campagnes. En pareil cas, il se courrouçait d’ordinaire, s’emportait rageusement contre sa monture, contre ceux qui la lui avaient préparée, contre son grand écuyer, s’en prenait à tout le monde de sa maladresse. Cette fois, il ne proféra pas une parole. Subitement assombri et comme frappé, il se remit silencieusement en selle, et le petit groupe de cavaliers reprit sa course à grande allure, dans la tristesse grise du matin. Une subite appréhension avait saisi les cœurs et chacun se défendait mal contre de lugubres pressentimens, « car on est superstitieux malgré soi, dans de si grandes circonstances et à la veille de si grands événemens, » a dit l’un des compagnons de l’empereur. Au bout de quelques instans, Caulaincourt se sentit prendre la main par Berthier, qui galopait près de lui et qui lui dit : « Nous ferions bien mieux de ne pas passer le Niémen ; cette chute est d’un mauvais augure. »

L’empereur finit par s’arrêter en un lieu où il avait résolu de passer la journée, où il serait au milieu de ses troupes qui allaient venir. Déjà ses tentes s’élevaient, deux tentes bien connues des soldats, en coutil à raies bleues et blanches, l’une pour lui, l’autre pour le prince major général ; devant la première, un grenadier montait la garde et se promenait de long en large. Ainsi installé, l’empereur fit apporter ses cartes, ses états de situation, ses instrumens de travail, et tandis que les jeunes officiers de sa suite