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Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 124.djvu/299

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à tout prix et tout de suite. Quant aux Polonais de la rive droite, aux habitans de la Lithuanie, ils nous attendaient sans doute comme des libérateurs. On les verrait se lever à notre approche, venir à nous et nous frayer la voie. Napoléon attendait d’eux un signe d’intelligence et cherchait à le provoquer. Il témoignait d’une prédilection marquée pour tout ce qui était polonais ; dès le matin, il avait attaché à sa personne plusieurs officiers de cette nation, comptant s’en servir comme d’intermédiaires avec leurs compatriotes de la rive droite, et s’étonnant qu’aucun de ces derniers ne se fût encore présenté. On finit par lui amener trois Lithuaniens, ramassés par hasard sur la rive gauche. C’étaient de pauvres gens, des serfs, d’aspect sordide et de visage obtus. Napoléon les fit interroger : savaient-ils que la liberté avait été accordée aux paysans du grand-duché, espéraient-ils un pareil bienfait ; souffraient-ils du régime russe, aspiraient-ils à s’en affranchir ? Comme les réponses tardaient, l’Empereur reprit vivement, en s’adressant aux interprètes : « Demandez-leur s’ils ont le cœur polonais. » Et pour se faire mieux comprendre, il joignait le geste à la parole, mettait la main sur son cœur. Interloqués et comme pétrifiés, les paysans restaient à le regarder, l’air hébété, sans mot dire. N’en pouvant rien tirer, il les congédia avec de douces paroles.

Pour savoir ce qui se passait en face de nous, on avait employé toutes les précautions d’usage ; une nuée d’espions avait été lancée. Pas un de ces émissaires ne revenait, ne reparaissait au quartier général. Davout se plaignait en grondant de ne rien savoir. Interrogés successivement, les autres chefs de corps répondaient qu’ils n’avaient aucun renseignement, qu’aucun espion ne rentrait. On vit arriver seulement un juif de Marienpol, qui venait des provinces lithuaniennes et s’était faufilé à travers les lignes ennemies. Il raconta que les Russes repliaient partout leurs avant-postes, qu’ils évacuaient le pays, qu’un grand mouvement de retraite se dessinait. À cette nouvelle, l’empereur fronça le sourcil, mais il se hâta de dire que l’ennemi se concentrait sûrement autour de Wilna, pour livrer bataille en avant de cette ville. Il n’admettait pas que les choses se passassent autrement ; il écartait violemment la possibilité d’un recul indéfini et ne soufffrait pas qu’il en fût question, quoique cette hypothèse commençât à le préoccuper.

Vers la fin de la journée, il manda Caulaincourt et le fit venir dans sa tente, voulant causer. D’abord, ce furent des allusions à l’accident du matin. L’empereur demanda si l’on s’en était ému au quartier général, si l’on en parlait encore. Puis, il questionna longuement l’ancien ambassadeur en Russie sur le pays, l’état