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Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 124.djvu/302

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les nôtres, et les carabines s’abattirent, jetant leur éclair à un ennemi déjà évanoui, tirant sur une ombre. À la sortie du bois, on atteignit un village situé dans la boucle du fleuve et que l’empereur avait prescrit d’occuper, de fortifier par des coupures et des barricades, de convertir en réduit ; en y pénétrant, nos soldats entendirent un galop précipité ; ils aperçurent des Cosaques qui détalaient au plus vite et dont quelques-uns, se retournant sur leur selle, déchargèrent leurs armes. Sur plusieurs points à la fois, des détonations isolées retentirent profondément dans le silence de la nuit, faisant tressaillir l’empereur sous sa tente et le mécontentant, car il avait désiré qu’aucun bruit ne trahît jusqu’au matin le mystère de ses opérations : les premiers coups de feu de la grande guerre étaient tirés.

La nuit passa, nuit de deux heures. Les ponts étaient achevés, et déjà la division Morand, du 1er corps, s’était glissée au delà du fleuve, pour appuyer et fortifier les avant-postes. À une heure et quart, le ciel blanchit de nouveau. L’obscurité se retira peu à peu des sommets de la rive gauche, où se distinguaient confusément et se remuaient des masses ; le voile d’ombre tendu sur la vallée se levait lentement. Soudain le soleil brille, apparu sur l’horizon, et monte dans un ciel pur ; rasant le sol de sa rayonnante clarté, il fait courir sur le front de nos lignes un éclair qui se répète et se prolonge à l’infini, un interminable scintillement de baïonnettes, de lances, de sabres, de casques et de cuirasses. Tout s’illumine, tout se discerne, et le spectacle se découvre dans la magnificence de son ensemble et la précision de ses détails : sur la large nappe des eaux, trouée d’îles, trois ponts établis ; au delà, la division Morand déployée en bataille, barrant de ses lignes noires l’entrée de la boucle ; sur un escarpement situé près des ponts, l’artillerie de réserve du 1er corps en position, les pièces dressées vers le nord ; sur la berge, d’autres batteries qui s’alignent, des officiers qui passent au galop, des escadrons de cavalerie polonaise au-dessus desquels voltigent et palpitent les flammes multicolores des lances ; enfin, sur l’amphithéâtre des collines, Jun immense déploiement de troupes en marche, deux cent mille hommes qui s’ébranlent et s’avancent à la fois, régulièrement, posément, d’un pas égal et vaillant partout l’aspect de l’action et de la force disciplinées, l’invasion coordonnée et méthodique, dans son formidable élan. L’armée de première ligne est là tout entière, en grande tenue de combat, avec ses innombrables états-majors, ses uniformes de toutes nuances, ses aigles brillant au soleil, ses drapeaux illustrés d’inscriptions glorieuses, l’armée débarrassée pour un jour de son lourd attirail de convois, allégée et libre, superbe d’entrain et d’animation, aspirant à se dévouer.