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Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 124.djvu/319

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cherchant à lui faire avouer une préférence, à la faire lire dans son cœur. Jusqu’ici sa réponse a été invariable ; elle a une amitié égale pour les deux frères, et s’en voudrait s’il en était autrement.

— Tous deux veulent vous épouser, le savez-vous ? lui ai-je demandé.

— Oui ; chacun d’eux me le dit quand nous sommes seuls, et veut de moi une promesse.

— Que leur répondez-vous ? Suis-je trop curieux en vous le demandant ?

— Je leur réponds : Plus tard.

— Alors vous ne songez pas à vous marier ?

— Si, plus tard.

— Et quand ce plus tard sera venu, lequel des deux frères choisirez-vous ?

— Je ne veux pas choisir, puisque je sais que cela rendrait l’autre malheureux,

— Mais si l’un d’eux, fatigué d’attendre votre décision, épousait une autre femme que vous ?

— Cela prouverait qu’il m’aime moins, et alors j’épouserais l’autre.

— Etant donné ce cas, lequel préféreriez-vous voir se marier ?

— Ni l’un ni l’autre. Nous sommes bons amis, et, comme je le leur dis, qui nous oblige à nous marier ?

— Je suis sûr, Amada, que si vous regardiez au fond de votre cœur, bien au fond, vous y découvririez une préférence ; car, aussi bien en amour qu’en amitié, il en a toujours une, ce señor-là. Voyons, réfléchissez, pesez.

— C’est fait.

— Et le résultat ?

— Est que je n’ai pas de préférence.

Résolu à faire la lumière, puisqu’au fond il s’agit de vie et de

mort, j’instruis la jeune fille du duel dont j’ai été le témoin et dont elle a été la cause, duel qui, sans mon intervention, sans icelle de Mateo, eût eu un dénouement tragique. Amada m’écoute avidement, multiplie ses questions. Je lui fais pressentir que cette lutte peut recommencer.

— Vous voyez bien que j’ai raison de ne pas choisir, me dit-elle avec émotion… Quoi, reprend-elle rêveuse, ils m’aiment à ce point de ?…

Elle n’acheva pas, et marcha près de moi silencieuse.

— C’est donc plus fort que l’amitié, l’amour ? me demanda-t-elle au moment où nous allions atteindre le rancho.

— Oui, lui répondis-je, et de beaucoup. L’amitié consent au partage, dont l’amour ne saurait supporter même l’idée ; voilà ce