Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 124.djvu/378

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Le Caire est formé de deux villes distinctes : la ville européenne, avec ses grandes avenues droites, qui aboutissent au Nil, ses équipages bien attelés, ses hôtels anglais, ses boutiques, ses palais et ses parcs ; elle finit à ce merveilleux jardin de l’Ezbekieh, où les palmiers de toutes les sortes et les bambous se mêlent à de grandes lianes, au travers desquelles on aperçoit le miroitement de l’eau, tandis que les grappes pourpres des bougainvilliers et les grandes fleurs rouges, à larges pétales, appelées en arabe « filles du Consul », jettent leur note vive au milieu de cette perspective orientale, à laquelle la douceur et la transparence de l’atmosphère donnent un charme tout particulier.

De l’autre côté de l’Ezbekieh commence la ville arabe. Elle se prolonge jusqu’à la citadelle, dont les remparts et les larges tours sont couronnés par la grande coupole et les deux minarets de la mosquée de Méhémet-Ali. Là, ce sont des rues étroites, tortueuses, de hautes maisons blanches, souvent peintes jusqu’au premier étage en bleu ou en rose, des saillies en bois, garnies, du haut en bas, d’élégans moucharabyeh, et qui se rejoignent presque au milieu de la rue ; de temps en temps, la porte d’une mosquée, avec son minaret qui se profile sur le ciel, et, au-dessous de tout cela, à l’abri de grandes toiles de couleur qu’on tend au travers de la rue pour se protéger du soleil, un peuple qui grouille, crie, rit, se couche à la porte des boutiques ; des ânons, des chameaux qui se croisent, des bazars, des boutiques presque en plein vent, où l’on voit les indigènes fabriquer des chaussures, des harnais, des étoffes, des meubles, des objets de cuivre, tout ce qui se fait en Orient. Des deux côtés de ce grand bazar s’ouvrent des rues encore plus étroites, où l’on croit qu’on ne pourra pas passer, et pourtant on y passe, au milieu d’encombremens invraisemblables, où les cochers crient, s’injurient, sans qu’on accroche une seule fois. C’est dans ces ruelles que vit, retirée, la société arabe du Caire. Ces murs nus, sans fenêtres, ces portes bardées de fer cachent, comme à Damas, des maisons luxueuses, décorées de peintures et de mosaïques, dont toutes les pièces s’ouvrent sur une cour centrale, ornée de bassins, de fleurs, et de tout ce qui peut égayer la vue des femmes dont elle est la demeure habituelle.

Nous avions formé le projet d’aller voir, dans la ville arabe, une veillée de ramadan. Après avoir dîné au club khédivial, nous sommes partis en voiture, mon frère, son jeune ami et collaborateur, M. Gaston Auboyneau, le plus aimable des compagnons de voyage, et moi. Sur le siège, notre drogman Ahmed, un musulman, intelligent et fort au courant des usages arabes. Nous laissons à notre gauche le quartier mal famé, où des fenêtres vivement éclairées font tache au milieu de la nuit et des grands pans