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Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 124.djvu/468

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lui, en Italie, un choix des meilleurs ouvrages de la poésie allemande : choix pour lequel il s’en remettait aveuglément au poète de la Messiade. Klopstock, très flatté, répondit qu’en effet il se croyait, en pareille matière, plus compétent que personne, mais qu’il avait besoin de quelques jours de réflexion pour bien rédiger sa liste.

Acerbi n’avait que faire d’une liste. Tout de suite il se mit à interroger le vieillard. Celui-ci lui dit d’abord que le premier des poètes allemands, — après lui, naturellement, — était Wieland. « Comment, vous placez Wieland au-dessus de Goethe ? — Goethe est un poète d’un autre genre… Quant à Wieland, il a écrit de petits poèmes héroïcomiques qui sont de vrais chefs-d’œuvre. »

Wieland, c’était bien, et aussi les idées de Klopstock sur la traduction des anciens. Mais Acerbi voulait avoir l’opinion du poète sur Goethe ; de sorte que, l’interrompant sans trop de façons, il lui demanda ce qu’il pensait de la tragédie de Torquato Tasso. « Klopstock ne me répondit pas tout de suite, et je crus bien que mon interruption l’avait fâché. »

Klopstock, sans doute, ne voulait pas être trop franc devant cet inconnu. Il lui déclara que la tragédie de Gœthe contenait beaucoup de beautés, mais que, malheureusement, c’était une œuvre inégale. « D’ailleurs, ajouta-t-il, nous parlerons de tout cela une autre fois. Venez me voir un jour, vers six heures, et nous en causerons. »

« Il était huit heures et demie du soir, raconte Acerbi, et plusieurs fois déjà le bon vieillard avait fait signe de vouloir se lever de son fauteuil. Tout autre homme, à ma place, aurait pris ses dernières paroles pour un congé, et serait parti. Mais je tenais trop à l’entendre parler de ce qui m’intéressait ; et, bravement, je l’interrogeai encore sur Voss, sur Haller, et sur Schiller. Il répondit à toutes mes questions, mais d’une façon si laconique que je me sentis confus de l’importuner. Il me dit que Voss était toujours excellent dans son genre ; que Haller était un poète médiocre, mais un grand naturaliste et un grand philosophe ; et que pour ce qui était de Schiller, il y avait dans ses œuvres des choses de premier, de second et de dernier ordre, que personne n’était plus inégal, ni souvent plus mesquin et plus plat ».

Quelques jours après, à six heures du soir, Acerbi se présentait de nouveau chez Klopstock : « Le valet de chambre me dit que son maître dormait encore, et je fus introduit, en attendant, auprès de Mme Klopstock. Depuis plusieurs années déjà le vieillard a l’habitude de faire une sieste après son dîner. Il se couche vers quatre heures et dort jusqu’à six heures. Enfin on me fit entrer dans sa chambre. Je le trouvai tout enveloppé d’un nuage de fumée, une longue pipe à la bouche, et avec un air de santé et de belle humeur tout à fait extraordinaire. Il me serra la main, me fit asseoir, et deux heures durant il ne cessa point de parler.

« — Pour ce qui est de votre projet de vous faire un choix des meilleurs poètes allemands, me dit-il, j’ai réfléchi qu’il était inutile que je