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Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 124.djvu/569

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distinctement le bruit d’une chaise que l’on repoussait ; la porte s’ouvrit, et l’empereur parut sur le seuil.

II alla droit au Russe, avec sa pétulance ordinaire, et lui dit d’un ton aimable : « Je suis bien aise, général, de faire votre connaissance. J’ai entendu du bion de vous. Je sais que vous êtes attaché sérieusement à l’empereur Alexandre, que vous êtes un de ses amis dévoués. Je veux vous parler avec franchise, et je vous charge de rendre fidèlement mes paroles à votre souverain. »

Après cette déclaration, son premier mot fut : « J’en suis bien fâché, mais l’empereur Alexandre est mal conseillé ; » il aimait mieux s’en prendre à l’entourage du souverain qu’au souverain lui-même. Et pourquoi cette guerre ? deux grands monarques poussaient leurs peuples au carnage sans que l’objet de leur querelle eût été nettement précisé. — Balachof répliqua que son maître ne voulait pas la guerre, qu’il avait tout fait pour l’éviter ; en témoignage suprême, il invoqua la proposition de paix dont il était porteur. Napoléon revint alors sur le passé, et l’on discuta, on ergota sur les incidens qui avaient été la cause occasionnelle de la rupture. Chacun des deux interlocuteurs répéta à satiété ses griefs, sans vouloir reconnaître et prendre en considération ceux de l’adversaire. À mesure que l’empereur rappelait les actes par lesquels la Russie avait manifesté l’intention de tenir contre la puissance française et de la braver, de ne pas même entrer en composition avec elle, il parlait avec plus de chaleur, avec une acrimonie croissante, s’animant au feu de ses propres discours. Sa colère, feinte peut-être au début, devenait réelle, et il prenait au sérieux son rôle d’offensé.

Il marchait à grands pas dans la chambre, faisant et refaisant interminablement le même tour, et l’on pouvait reconnaître, à certains signes d’impatience qui éclataient en lui, le frémissement de tout son être. À un moment, le vasistas d’une fenêtre, imparfaitement fermé, s’ouvrit et laissa pénétrer, par bouffées fraîches, l’air du dehors. L’Empereur le repoussa avec violence. Mais les bois joignaient mal ; au bout d’un instant, la mince clôture, remise en branle par le vent, se souleva de nouveau et recommença à battre. Dans l’état de ses nerfs, l’Empereur ne put supporter ce bruit agaçant. D’un geste rageur, il arracha le vasistas et le lança en dehors ; on l’entendit s’abattre sur le sol, avec un fracas de verre brisé.

Napoléon revint à son interlocuteur, se plaignant amèrement de ce que la Russie, en l’obligeant à se détourner contre elle, l’eût empêché de finir la guerre d’Espagne et de pacifier l’Europe. Puis, arrachant les voiles, dédaignant les subtilités et les controverses diplomatiques où il s’était attardé jusqu’alors, il alla au