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Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 124.djvu/572

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complaisant sur sa propre puissance, fait des calculs et des comparaisons, oppose avec habileté les groupemens respectifs de manière à se montrer partout le plus fort, et excellant à donner aux assertions les plus hasardées l’aspect de vérités rigoureusement déduites, il démontre que le succès de la campagne est pour lui un problème résolu, qu’il est sûr, absolument sûr de son fait, qu’il a la certitude mathématique de vaincre.

Qui d’ailleurs en Europe, d’après lui, doute de ce résultat ? Les Anglais eux-mêmes regrettent cette guerre, car ils prévoient « des malheurs pour la Russie et peut-être le comble des malheurs. » c’est-à-dire une révolution. Quant à l’Europe continentale, elle marche avec nous et suit notre étoile. Les Russes se vantent, à la vérité, de nous avoir soustrait certains de nos auxiliaires traditionnels : on parle d’une paix qu’ils auraient conclue avec le Turc, et Napoléon, fort mécontent au fond et fort intrigué de ce traité, voudrait en savoir les conditions ; il soumet Balachof à un interrogatoire en règle, auquel l’autre se dérobe. Il fait fi alors des Turcs et des Suédois, pauvres alliés, appoint insignifiant ; on les verra d’ailleurs, dès que la fortune se sera prononcée en sa faveur, revenir à lui et se rallier au vainqueur. Il sait bien qu’on cherche à lui débaucher, à lui voler ses alliés allemands ; ses troupes ont intercepté une lettre écrite par un prince apparenté à la famille impériale de Russie pour exciter les Prussiens à la désertion. Tristes moyens ! Sont-ce là jeux d’empereur ? Que les potentats se fassent la guerre, c’est leur droit, mais au moins devraient-ils mettre dans leurs luttes la courtoisie et la hauteur d’âme qui conviennent à ces grands tournois. Au reste, en quoi espère-t-on lui nuire par de semblables manœuvres ? On débarrassera ses armées de « quelques coquins, » on arrivera à lui ravir quelques centaines de soldats : il en a 550 000 — oui, 550 000 bien comptés — contre 200 000 Russes : « Dites à l’empereur Alexandre que je l’assure par ma parole d’honneur que j’ai 550 000 hommes en deçà de la Vistule. »

Après avoir asséné ce dernier coup, il se radoucit, change de ton, et légèrement, presque négligemment, arrive au point où il veut en venir. La conclusion qu’il laisse se dégager de tous ses discours, celle qu’il sous-entend, celle qu’il exprime à demi-mot, c’est que l’empereur Alexandre, certain d’être battu, environné de périls, n’a qu’un parti à prendre : interrompre promptement la lutte et subir la loi. Quant à lui, il va faire la guerre, puisqu’on l’y oblige, mais il n’en est pas plus belliqueux pour cela ni plus acharné : « Il n’est ni contre les négociations ni contre la paix. » Qu’on ne lui parle pas sans doute d’évacuer Wilna et de faire reculer son armée ; de semblables conditions ne sauraient être