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Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 124.djvu/578

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craignant pour leur ami une irréparable disgrâce. Mais l’empereur restait très calme, très doux, se laissant tout dire, et le colérique souverain était redevenu le plus patient des maîtres. C’est que cet admirable connaisseur d’hommes mesurait en dernier lieu ses procédés à son estime : sincèrement attaché à ceux qui l’avaient conquise, s’il les faisait souffrir trop souvent par ses emportemens et ses défauts de caractère, il leur revenait toujours et leur rendait finalement justice ; il savait à merveille discerner les dévouemens vrais et leur passait beaucoup. Au lieu d’imposer silence à Caulaincourt, il se bornait à lui dire : « Mais qu’est-ce qui vous prend ? Et qui met votre fidélité en doute ? Je sais bien que vous êtes un brave homme. Je n’ai fait qu’une plaisanterie. Vous êtes par trop susceptible. Vous savez bien que je vous estime. Dans ce moment vous déraisonnez : je ne répondrai plus à ce que vous dites. » La scène se prolongeant, il prit ; le parti d’y couper court en se retirant, passa et s’enferma dans son cabinet. Caulaincourt voulait l’y rejoindre et exiger son congé : il fallut que Duroc et Berthier le retinssent de force ; il fallut ensuite de nombreux efforts pour que cet honnête homme exaspéré fît taire ses griefs et reprît ses fonctions, pour qu’il consentît à partager jusqu’au bout avec l’empereur les épreuves et les dangers de la campagne, après avoir eu le courage plus rare de l’avertir loyalement et de lui montrer l’abîme.

Le message apporté par Balachof et la réponse de Napoléon furent les dernières communications échangées entre les alliés de Tilsit et d’Erfurt, divisés irrémédiablement. Aux avarices comme aux menaces de Napoléon, Alexandre opposera désormais un mur de glace. Cette guerre à mort que son rival s’abstient de lui déclarer, c’est lui qui la veut : il s’est juré de la soutenir et d’y persévérer, quelles qu’en soient les péripéties. Pour se prémunir contre toute velléité de céder, il a prévu la défaite, l’occupation de ses villes, la dévastation de ses provinces ; il s’est habitué à l’idée de sacrifier momentanément une moitié de son empire, pour sauver l’autre : il s’est soustrait définitivement à cette seconde guerre de Pologne que Napoléon lui proposait comme une courte passe d’armes, et voici la guerre de Russie qui commence, la guerre sans batailles, contre la nature et les espaces. Le 16 juillet, Napoléon dépassait Wilna ; après avoir dépensé des trésors d’énergie à ravitailler et à réorganiser ses troupes, il les poussait maintenant vers la Dwina et le Dnieper, cherchant toujours à isoler et à envelopper l’une ou l’autre des armées russes, inventant des combinaisons multiples, ingénieuses, grandioses, dignes de lui en tout point et qui eussent assuré son triomphe, si l’extrême développement du théâtre des opérations n’eût permis à l’ennemi