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Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 124.djvu/589

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peindre avec une égale sincérité, dans toute l’ingénuité d’un sentiment très personnel, en s’inspirant comme Velazquez des réalités qui l’entouraient, mais pour en dégager, comme lui aussi, ce qu’elles contiennent de profondément humain et touchant. L’exécution de l’Adoration des Mages manifeste un progrès marqué sur les œuvres précédentes par l’ampleur du parti, par le jet simple et large des draperies, par cette souplesse de la touche qui est une des supériorités propres de Velazquez et qu’il développera de plus en plus, enfin par cet instinct de l’harmonie qui lui permet d’associer de la manière la plus heureuse des tons qu’il est cependant difficile d’accorder, comme le vert de la tunique et le jaune du manteau du mage placé au premier plan. Toutefois, dans les ombres noirâtres et cernées, dans l’écart excessif qu’elles présentent avec les lumières, dans la facture elle-même çà et là trop appuyée, on sent encore l’effort d’un homme qui s’applique, et ne laisse pas assez oublier toute la peine qu’il s’est donnée.

La vivacité des contrastes entre l’ombre et la lumière se retrouve aussi bien dans l’Adoration des Bergers que dans l’Adoration des Mages. On serait d’ailleurs peu fondé à y voir une influence directe de Caravage ou même de Ribera, qui, à l’exemple de ce dernier, montrait cette recherche du clair-obscur dans la plupart de ses tableaux. À cette date, Velazquez n’aurait pu voir aucune œuvre de ces deux maîtres à Séville. Mais c’était là une préoccupation qui hantait alors la plupart des peintres dans toute l’Europe : Elsheimer en Allemagne, Valentin en France, Honthorst, Bramer, Lastman et les italianisans hollandais, Rubens lui-même dans les premiers temps de son retour à Anvers. En Espagne, à Séville même, Juan de las Roëlas s’était fait le propagateur des nouvelles doctrines, que Zurbaran apprenait à son école, et auxquelles il resta fidèle, tout en atténuant un peu ce que ces oppositions trop tranchées avaient d’excessif. Nous avons dit quelles conformités d’esprit et de goût rapprochaient Velazquez de son compatriote. Traitant les mêmes sujets, leurs talens devaient présenter bien des analogies, et une Adoration des Bergers que Zurbaran peignit aussi vers ce moment[1] aurait pu facilement être attribuée à son ami. Avec une pareille précocité, tous deux avaient même conscience et ils ne pouvaient ni l’un ni l’autre se passer de la nature. Peu d’existences présentent autant d’unité que les leurs, et nous croyons que des affinités si nombreuses et si étroites ne pouvaient manquer d’amener entre eux ces influences mutuelles dont l’histoire de l’art nous offre si souvent la

  1. Elle fait partie de la collection du duc de Montpensier.