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Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 124.djvu/599

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compositions les plus importantes du maître vénitien, notamment l’Erection de la croix.

À Rome, où il se rendit ensuite, les grands aspects et les ruines de la Ville éternelle l’avaient séduit plus encore que les chefs-d’œuvre du passé, car il n’était pas homme à vivre longtemps de la pensée des autres, et la nature lui proposait des sujets mieux faits pour l’inspirer. Les jardins de la villa Médicis et le magnifique spectacle qui se déroule du haut du Pincio l’attirèrent de préférence. C’était là pour lui un lieu de prédilection et, sur le désir qu’il en avait exprimé, le comte de Monterey, ambassadeur d’Espagne, avait sollicité pour lui du duc Ferdinand de Médicis la faveur qui lui fut accordée d’habiter le palais, qui appartenait alors à ce prince. Deux études du musée du Prado, évidemment faites d’après nature, nous offrent un précieux souvenir des deux mois qu’il habita la villa Médicis. Les motifs en sont des plus simples. L’une d’elles représente une allée du jardin avec un portique percé de trois ouvertures à travers lesquelles on découvre quelques maisons à demi cachées dans des arbres d’un vert bleuâtre. Au milieu de l’arcade centrale est placée une statue antique d’Ariane étendue sur un lit. Sur le terrain et sur les parois du portique, des arbres projettent leurs ombres transparentes et l’artiste a exprimé avec une sincérité charmante le jeu de ces ombres mobiles, qui semblent trembler sous nos yeux. L’autre motif, quoique plus simple encore, est cependant plus heureux. Au-dessus d’une bâtisse ornée de pilastres et de niches et surmontée d’une terrasse, de vieux cyprès élèvent dans un ciel clair leurs masses d’un vert olivâtre. Des planches disjointes garnissent les portes d’une espèce de hangar pratiqué dans la muraille, et au centre une femme étend sur la balustrade quelques nippes pour les sécher. Avec cette mince donnée, Velazquez a peint un petit chef-d’œuvre. Les blancs nuancés de la muraille, discrètement égayés çà et là par les tons roses de la brique, les deux colonnes bleuâtres, et les gris variés des planches et du terrain s’opposent franchement au velours intense des cyprès et composent une harmonie exquise. La touche large et facile est d’une souplesse merveilleuse ; tour à tour légère ou appuyée, elle [a, quand il le faut, des accens d’une précision singulière. Telle qu’elle est, cette petite toile à peine couverte et dont la trame, par places, est restée apparente, suffirait à prouver le peu qu’il faut à un grand artiste pour nous intéresser, on nous montrant ce que les réalités les plus humbles peuvent contenir de poésie.

Sur les hauteurs du Pincio, plus d’une fois Velazquez avait dû rencontrer un autre étranger vivant comme lui un peu à l’écart,