Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 124.djvu/625

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

En dehors des aristocrates des théâtres privilégiés[1], les comédiens embrassent ardemment la cause de la Révolution. L’illusion dure longtemps, pour quelques-uns elle se prolonge jusqu’à la fin, et chacun d’abord croit à son éternité : actrices qui retrouvent chez les successeurs des petits marquis les traditions de faste et de galanterie ; acteurs qui se jettent à l’envi sur les emplois civils et militaires offerts à leur amour-propre ; spectateurs aussi, puisque le peuple se porte aux théâtres avec une ferveur qui se ralentira à peine aux heures les plus sombres ; puisque le rideau se lèvera le 21 janvier 1793, le 31 mai, le 12 octobre, le 5 avril 1794 ; — et, comme le dit Mercier, qu’on coupe soixante têtes ou qu’on n’en coupe que trente, le public ne fera point défaut. Dans cette phase du patriotisme spontané, nos comédiens haranguent les patriotes dans les églises, prennent part au siège de la Bastille, donnent des représentations au bénéfice des héros du 14 juillet, font passer le service civique avant le devoir professionnel, arrivent parfois sur la scène en uniforme. Le théâtre de la rue Richelieu dépense chaque soir deux mille livres de poudre pour un drame national qui célèbre la victoire du peuple ; la Comédie offre 23 000 livres à l’Assemblée Nationale, les Italiens 12 000, l’Opéra 15 000 ; Mlle Dangeville envoie sa toilette en argent, Larive la chaîne de Bayard, Beaulieu trois années d’une pension de 400 livres, avec une lettre qui débute ainsi : « Je n’étais rien, lorsqu’un de vos décrets a relevé mon âme et m’a donné le droit d’être quelque chose… » Les artistes s’associent aux travaux du Champ de Mars pour la fête de la Fédération : chaque dame agrée un cavalier qui lui donne une bêche bien légère, ornée de rubans, de bouquets ; elle revêt un costume capable de résister à la poussière : blouse de mousseline grise, petits brodequins, bas de soie de la même couleur, écharpe tricolore et grand chapeau de paille ; quelques auteurs se mêlent à la bande comique, on bêche un peu, les femmes se font ramener dans les brouettes ; et chacun croit avoir travaillé à la gloire de la patrie. Les députations des théâtres se succèdent fréquemment à la barre de l’Assemblée : ceux-ci s’engagent à entretenir six gardes nationaux ; ceux-là voleront à la frontière si la France a besoin de leurs bras. En septembre 1792, quatre-vingts artistes ou employés du théâtre Montansier vont

  1. Voir l’excellente étude de M. Victor Fournel, les Théâtres et la Révolution. — Muret, l’Histoire par le théâtre. — Revue d’art dramatique. — Louise Fusil, Souvenirs d’une actrice. — Victor Couailhac, Vie et aventures de Mlle Montansier. — Biographie Michaud. — Arthur Pougin, l’Opéra-Comique pendant la Révolution. — Henry Lumière, le Théâtre français pendant la Révolution, 1789-1799 1 vol., Dentu.