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Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 124.djvu/664

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impartialement à tous la main qui lui restait entière, il la tendit, à ceux qui s’étaient rappelé comme à ceux qui avaient oublié du même coup sa vaillante conduite à Fredericksburg et sa misère à Barlow.

Henry Merrill, ayant emprunté le grand drapeau des pompiers d’Alton, le portait fièrement. Ils étaient là huit hommes en ligne, deux par deux, marchant à bonne distance les uns des autres pour rendre la ligne plus longue. Le fifre et le tambour partirent ensemble avec entrain, et le petit cortège défila lentement le long de la route, plaquant une touche de couleur insolite sur le paysage familier : du rouge, du bleu entre les champs fraîchement labourés et les haies en boutons, encadrés par les chaînes de montagnes pâlissantes, sous les grands nuages blancs du ciel printanier. De telles processions deviennent plus pathétiques d’année en année ; il ne se passera pas beaucoup de temps avant que les enfans étonnés n’en voient la dernière. Les figures vénérables des hommes, la camaraderie renouvelée, le battement plus vif des cœurs qui se souviennent, l’attendrissement de ceux qui sont remis en présence de quelque ancienne douleur, toutes ces raisons rendent la solennité à la fois plus belle et plus triste. Chacun était donc ému, sans trop savoir pourquoi, en écoutant les notes aigres du fifre se mêler au roulement incessant du tambour sur la tranquille route de Barlow, pendant que marchait cette poignée de vieux soldats. Nul ne pensait à eux comme à de simples voisins ; non, c’était une partie de l’armée qui avait sauvé la patrie : ils avaient risqué leur vie, les armes à la main, ce lourdaud de John Stover et ce pauvre diable de Jesse Dean, ni plus ni moins que les autres. Il importait peu que tout le reste de l’année, celui-ci ou celui-là comptât pour peu de chose, qu’ils fussent estropiés et méprisés, que leurs fermes fussent médiocres ou productives.

La petite troupe avançait toujours, les charrettes encombrées de monde, et tout le peuple qui allait à pied suivant la voiture de Martin Tighe. On eût dit un cortège de funérailles ; la route était courte, mais cette longue ligne ondoyante marchait lentement, ne pouvant aller plus vite que les deux boiteux.

Devant la fenêtre d’une des maisons au bord du chemin, une vieille femme était assise, vêtue d’une antique robe noire et d’un bonnet blanc dont la bordure bien nette serrait de près ses traits décharnés. Depuis longtemps elle regardait, anxieuse, par-dessus les buissons de boules de neige et de roses-cannelles, le front pressé contre les vitres. Tout à coup, elle aperçut le grand drapeau :