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Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 124.djvu/666

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plaintives et détachées s’égrenèrent tristement au-dessus des champs et la montagne en renvoya l’écho. Les vétérans n’osaient plus se regarder ; leurs yeux débordaient de larmes ; ils eussent été incapables de prononcer un mot. Rien ne pouvait leur rappeler autant que cela le vieux temps du service. Ils eurent une vision soudaine du camp virginien, du flanc de la colline, tacheté de blanc par les tentes, des lumières scintillantes dans les autres camps, et, au loin, de feux qui couvaient. Ils entendirent l’appel du clairon retentissant de poste en poste ; ils se rappelèrent les glaciales nuits d’hiver, le vent dans les pins, les rires entre camarades. L’extinction des feux sonna par deux fois vigoureusement. Il semblait que les pauvres gars, Eb Munson et John Tighe, dussent l’entendre dans leurs tombes étroites.

Puis le cortège continua sa marche, s’arrêtant çà et là devant les petits cimetières des fermes, et y distribuant les drapeaux qui devaient briller tout l’été, ondoyer sous le vent d’hiver, blanchir sous la pluie et la neige. Quand ils retournèrent à l’église, le ministre prononça un discours sur la guerre, et chacun l’écouta, recueilli, avec des oreilles toutes neuves pour ainsi dire. Ses paroles étaient assez familières à son auditoire ; ils avaient souvent lu dans les journaux hebdomadaires des phrases pareilles touchant les résultats de la guerre et le glorieux avenir du Sud ; mais jamais l’esprit de patriotisme et de fidélité n’avait été excité à Barlow comme il le fut ce jour-là par l’humble parade de ses derniers soldats. Ils envoyèrent des drapeaux à toutes les tombes lointaines et grande fut la fierté des parens qui purent réclamer ce gage d’honneur mérité par le courage, qui purent emporter leur trésor bien ostensiblement, afin que le monde comprît qu’ils étaient eux aussi parmi les élus.


III

Les journées sont longues à la fin de mai ; John Stover eut cependant à se presser tout autrement que de coutume pour expédier sa besogne du soir. Comme c’était lui qui avait à faire le plus de chemin, il fut le dernier arrivé au magasin des Plaines, où ses deux amis triomphans l’attendaient avec impatience, assis devant la porte. Eux aussi avaient saisi le prétexte d’aller à la poste ou bien de faire quelque commission inutile pour leurs femmes, et ils taillaient de si belles bavettes qu’un groupe s’était amassé autour d’eux. Quand Stover apparut, ils se