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Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 124.djvu/718

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leur tactique d’obstruction les desservait au lieu de les servir. À chaque scrutin, leur minorité diminuait. La Chambre leur montrait une humeur de plus en plus hostile. Les quelques vieux routiers parlementaires que comprend encore la gauche socialiste ont averti les nouveaux venus qu’ils étaient dans une mauvaise voie. Une demande de modification du règlement circulait déjà sur les bancs et se couvrait de signatures. L’opposition a renoncé aux scrutins à la tribune, mais elle a maintenu les demandes de scrutins publics pour presque tous les votes, même les plus insignifians, et elle a conservé par là l’air de défi qu’elle avait adopté dès le premier jour. Enfin, elle a mis son point d’honneur à discuter pied à pied tous les amendemens qu’elle avait déposés, même les plus extravagans, comme si elle les prenait au sérieux, et elle a ainsi gaspillé son action au point de la rendre inoffensive. Que de rhétorique et parfois de talent dépensé en pure perte ! Si l’opposition socialiste et radicale avait visé deux ou trois points particulièrement faibles dans la loi et y avait fait converger tout son effort, nul ne sait ce qui serait arrivé ; mais il est probable qu’une intervention adroite et bien ménagée n’aurait pas été sans efficacité. La preuve en est dans le succès de M. Léon Bourgeois, dont l’amendement a jeté le désarroi dans le projet officiel. M. Bourgeois l’a fait passer tout en douceur, avec une grande bonhomie d’attitude et un air conciliant auquel tout le monde a été pris. On s’est aperçu trop tard du piège où on était tombé. Heureusement, ces procédés ne sont pas à la portée de tout le monde. M. Millerand, M. Jaurès, M. Rouanet l’ont bien montré. Ils ont mis la Chambre dans un tel état d’exaspération qu’un beau matin, au moment même où tout paraissait le plus compromis, le gouvernement a pu tout sauver en déclarant que, désormais, il ne dirait plus rien, qu’il repoussait en bloc tous les amendemens, et qu’il donnerait sa démission si la Chambre modifiait un iota de ce qui restait encore de la loi. À mesure que l’opposition se prodiguait, le gouvernement a pu se réserver davantage, et le moment est venu où le flot toujours plus impétueux de l’éloquence de l’extrême gauche est venu se briser devant le mutisme des bancs ministériels. Et, certes, le gouvernement a mieux servi la loi par l’à-propos de son silence qu’il ne l’avait fait par celui de sa parole.

Lorsque l’opposition socialiste et radicale a vu que le ministère était fermement résolu à ne pas se départir de cette nouvelle attitude, sa violence a dépassé toutes les bornes. Jusqu’alors, elle avait discuté tant bien que mal : à partir de ce moment, elle a changé de tactique et ne s’est plus efforcée que de troubler le débat par des scandales. Le plus éclatant de tous a été soulevé par M. Jaurès qui, au moyen d’un détour ingénieux, a essayé de faire rentrer toute l’affaire de Panama dans la discussion de la loi contre les anarchistes. M. Jaurès, ancien professeur de philosophie, a l’habitude de remonter de l’effet à la