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représentent les deux âges de la pierre brute et de la pierre polie ; pendant les milliers d’années qui formèrent le premier de ces âges, l’esprit humain ne fit pratiquement aucun progrès dans l’art de tailler le silex. Pendant l’âge de la pierre polie, il mit des siècles à découvrir une chose aussi simple que la substitution de la corne à la pierre dans ses armes. En Europe, durant des milliers d’années, l’homme primitif s’est borné à tailler, souvent à la perfection, l’unique outil de Saint-Acheul et de Chelles. Il n’avait pas même eu l’idée si naturelle d’attacher un silex taillé à un manche pour faire d’un ciseau une hache. De tous les outils néolithiques, la hache, une fois inventée, fut de beaucoup le plus important ; c’est par elle que l’homme remporta la plus grande victoire sur la nature. C’est probablement en faisant éclater des silex et en les polissant que nos ancêtres préhistoriques apprirent par hasard à allumer le feu, qui ne fut ainsi qu’une conquête très tardive. Même au dernier siècle, diverses populations sauvages étaient encore incapables de le reproduire, une fois éteint. C’est seulement depuis la substitution des métaux à la pierre et à la corne que les progrès humains sont devenus mesurables. Encore la capacité de perfectionnement rapide n’a-t-elle caractérisé qu’une partie de l’espèce et ne s’est-elle manifestée que dans les plus récentes heures de son existence.

On a soutenu que l’homme, dès le commencement, avait eu le langage articulé. Mais il est impossible, sans admettre un miracle, de se figurer un premier homme ou de premiers hommes parlant, au sens propre du mot. La partie même du cerveau qui est actuellement dévolue au langage et qui, on le sait, est très localisée, ne pouvait avoir à l’origine ce développement. L’homme a dû se borner d’abord, comme l’enfant même, à émettre des sons au hasard ou des chants, ainsi que des cris et des interjections. On a soutenu aussi que les langues étaient de plus en plus riches à mesure qu’on remonte vers les origines ; c’est là confondre avec des langues originelles les idiomes de civilisations déjà avancées, tels que le sanscrit. Comment le langage primitif aurait-il été riche puisque les idées primitives et les choses à exprimer étaient alors si peu nombreuses ? Le langage actuel des peuplades inférieures peut nous faire entrevoir, par analogie, celui des premiers hommes. Les Tasmaniens n’ont pas de mots pour les idées abstraites et générales ; ils ont bien un terme pour les principales variétés d’arbre, non pour l’arbre. Veulent-ils faire comprendre qu’une chose est dure, ils disent qu’elle est comme une pierre ; longue, comme une jambe ; ronde, comme une boule ou comme la lune. Un paysan illettré n’a besoin, pour la vie qu’il mène, que de trois cents termes environ, d’après