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Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 125.djvu/144

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apporte à ce dernier sa nourriture quotidienne tient cette fois dans son bec la double ration qui doit servir au repas des deux solitaires. A la façon des maîtres primitifs, Velazquez a placé dans le lointain deux autres épisodes également tirés de la légende de saint Paul : les deux lions, ses compagnons, creusant de leurs griffes la fosse où il doit être enseveli, et, plus loin, le démon, sous la forme d’un satyre, s’approchant du saint pour le tenter. Mais ces deux épisodes, relégués aux derniers plans, s’effacent tout à fait devant la scène principale. Du reste, les personnages sont eux-mêmes de dimensions assez restreintes, afin de laisser au paysage toute son importance. Malgré tout, le vêtement noir de saint Antoine, la couverture jaunâtre dans laquelle est drapé saint Paul, l’expression vénérable de ce dernier avec sa longue barbe blanche et ses yeux perçans dont l’âge n’a fait qu’aviver la flamme, attirent aussitôt l’attention sur les deux anachorètes, que d’ailleurs Velazquez a peints de sa touche la plus ferme et la plus habile. Le paysage complète heureusement le sens de la scène. On ne saurait, en effet, imaginer nature plus grandiose et plus sauvage que cette gorge abrupte, dont les défilés de la Sierra avaient probablement fourni le motif à l’artiste. Un grand orme qui élève au premier plan son tronc lisse enveloppé de lierre, des ronces, des violettes et des touffes de plantain qui en garnissent le pied, ainsi qu’un cours d’eau limpide qui serpente à travers cette vallée étroite en égaient un peu l’aspect, et ce mélange des grâces et des austérités de la nature est en accord intime avec le sujet. Velazquez, avec sa vive intelligence, a su composer de tous ces élémens si harmonieusement réunis un ensemble expressif, bien fait pour nous montrer ce qu’était l’existence de ces pieux ermites, l’aide que prêtaient à leurs prières tant de beautés qui parlaient à leur âme innocente, et dont la contemplation les rapprochait de plus en plus de ce Dieu qu’ils étaient venus chercher au fond des déserts.

Quoique très différent, par les moyens comme par la composition, un autre tableau de la même époque, la Fabrique de tapis de Sainte-Isabelle, plus connu sous le nom des Fileuses (las Hilanderas) atteste la prédilection de Velazquez pour ces motifs familiers auxquels, libre de son choix, il aimait à revenir et qui le délassaient un peu des contraintes de la cour. On sait que les tapisseries sont un des luxes de l’Espagne, et la dernière exposition rétrospective organisée l’an dernier à Madrid a permis de se rendre compte des richesses merveilleuses qu’elle possède en ce genre. La surveillance des tapisseries destinées à la décoration des résidences royales pour les fêtes et les cérémonies religieuses faisait