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Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 125.djvu/382

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l’humanité ne commandent pas de chercher à ramener les cœurs aigris, à adoucir les souffrances réelles ? Une lutte intestine, quelque certain qu’en pût être le résultat, ne serait-elle pas, à elle seule, un grand malheur ?

L’histoire nous fait voir dans le soulèvement du prolétariat contre la société établie un fait qui se reproduit périodiquement. Sans remonter jusqu’à la lutte qu’Israël soutint contre les Pharaons pour recouvrer sa liberté, les guerres servi les nous en offrent un exemple digne de remarque. Elles prirent naissance dans deux contrées industrieuses, la Sicile et la Campanie, dont les ateliers comptaient des centaines et quelquefois des milliers d’esclaves, appliqués au même labeur. Rome était alors à l’apogée de sa puissance et, cependant, il lui fallut deux ou trois armées et plusieurs campagnes pour venir à bout des esclaves soulevés. L’exemple de la Grèce où les esclaves étaient traités avec mansuétude atténua graduellement la cruauté romaine ; et la religion chrétienne, en proclamant l’égalité de toutes les créatures humaines, amena dans la condition des esclaves un adoucissement qui prévint le retour d’une nouvelle explosion violente.

Le moyen âge, à son tour, a offert dans le centre de la France, dans les Pays-Bas, la Westphalie, la Souabe, le spectacle d’une insurrection presque générale des populations agricoles. N’étant pas protégées comme les habitans des villes par des murailles sur lesquelles des milices faisaient bonne garde, rançonnées sans merci par tous les belligérans, et livrées sans défense aux exactions de bandes commandées par des capitaines d’aventure, les populations rurales, exaspérées par l’enlèvement de leur bétail et la destruction de leurs récoltes, se soulevèrent en France et entreprirent à leur tour de piller les villes, les monastères et les châteaux. Si la Jacquerie, comme on la nomme dans l’histoire, se signala par des massacres et des incendies, la répression qui y mit fin ne fut ni moins violente ni moins implacable ; mais ces horreurs furent encore dépassées, un peu plus tard, par les excès auxquels s’abandonnèrent les paysans de la Souabe et de la Westphalie.

Le rétablissement de l’ordre et de la paix à l’intérieur, la prospérité qui en fut la conséquence, l’ascendant croissant du pouvoir royal qui assurait protection aux plus humbles et aux plus faibles, et l’influence de la religion ont préservé la France d’un renouvellement de la Jacquerie ; mais ne voyons-nous pas, diront les pessimistes, renaître aujourd’hui, au sein des populations laborieuses, le même esprit de révolte, la même impatience de toute règle et de toute autorité, les mêmes passions haineuses ?