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Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 125.djvu/443

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REVUE LITTÉRAIRE

DIDEROT, D’APRES UN LIVRE RECENT[1]

Quand on veut s’assurer du jugement de la postérité, le plus simple est encore de le lui dicter. C’est merveille de voir avec quelle facilité on accepte le témoignage des écrivains dans leur propre cause et comme on les croit sur parole quand ils parlent d’eux-mêmes. Penser du bien de soi et en dire, c’est la grande habileté. L’exemple de Diderot en est une preuve. Avec des airs de parfait détachement et d’insouciance très philosophique et peut-être averti par un instinct secret plutôt que guidé par la réflexion, il a composé soigneusement l’attitude où il voulait paraître à nos yeux. S’agit-il de son portrait physique ? il veut être représenté « la tête nue, en robe de chambre… le cou débraillé et jetant ses regards au loin, comme quelqu’un qui médite[2]. » Il nous prévient au surplus qu’aucun de ses portraits ne saurait nous donner une idée du modèle. Car le moyen d’exprimer avec le pinceau et de fixer sur la toile cent physionomies diverses par où Diderot passait en un jour ? Le portrait, pour ressembler, devrait traduire cette prodigieuse mobilité d’impressions. C’est aussi bien celui que Diderot s’est efforcé de tracer la plume à la main. Dans toute son œuvre, sous des noms différens, dans des conditions et des attitudes diverses, c’est lui-même qu’il met en scène. Il est Hardouin et le Père de famille, comme Jacques et Rameau. Il est l’interlocuteur de ses propres dialogues. Il prête ses idées à D’Alembert, à Bordeu, au sauvage Orou. Il se raconte à ses correspondans sans leur faire grâce d’une anecdote ou d’un détail. Jamais ne vit-on complaisance plus infatigable ni plus intarissable bavardage. Il ne peut écrire une ligne sans parler de lui. Il ne se lasse pas de célébrer ses propres mérites et les services qu’il

  1. Diderot, par M. Joseph Reinach. Collection des grands écrivains français, 1 vol., chez Hachette.
  2. Diderot (Ed. Assézat), XVIII, 457.