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Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 125.djvu/581

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dans un petit cottage de la banlieue de Londres, à Herne Hill, ramification des coteaux du Surrey. Pendant plusieurs années, voyageant avec ses parens en Italie, sur les bords du Rhin, en Suisse, on l’avait vu amasser des documens, copier des tableaux, étudier au microscope des feuilles, des fleurs, parcourir les musées et les montagnes, le crayon à la main, esquissant les moulures d’une corniche ou le grand trait d’un glacier, puis, déterminé par son admiration pour Turner à tenter une apologie de ce grand artiste, appeler à son secours toutes ces observations, tous ces exemples et crier à l’Angleterre stupéfaite que rien au monde n’était plus beau que la Nature et que l’art, et qu’un grand peuple qui s’exprimait devenait artiste quand il le voulait. De là, était sorti le premier volume de ces Peintres modernes ; de là, devaient sortir pendant cinquante ans ces prodigieuses évocations des monumens humains et des choses divines, de la pensée antique et de l’inspiration disparue : les Sept flambeaux de l’architecture, les Pierres de Venise, Aratra Pentelici, le Val d’Arno, Sésame et les Lys, la Reine de l’Air, le Nid d’aigle, Ariadne florentina, les Matins à Florence, les Lois de Fiesole, — où ce guide autoritaire, ce Kneipp de l’esthétique, s’engage à vous guérir du mauvais goût, mais à condition que vous lui obéissiez aveuglément, — toutes ces œuvres si pleines d’acuité analytique et de souille créateur, qu’on pourrait les appeler les Poèmes de la critique. Avec cette admiration pour les cieux, les nuages, les bois, les eaux, les rochers, John Ruskin devait pendant cinquante ans ravir les imaginations anglaises et les élever par degrés à cet enthousiasme dont l’esthétisme fut la ridicule, mais très sincère expression. Comprenant dès le premier jour que ses compatriotes ne le comprendraient pas s’il leur parlait simplement du Beau dans la Nature et dans l’Art, il leur parla du Vrai, du Bien, de l’Utile, de la Morale, de la pensée biblique et des curiosités de la science ; Un dans son but, il se fit infiniment multiple dans ses moyens. Tour à tour érudit, historien, anti-papiste, moraliste, économiste, poète, botaniste, géologue, il attire les Anglais les plus revêches à l’idée de Beauté, par tous les charmes de sa conversation savante, et, par toutes les courbes de sa promenade historique, il les ramène inévitablement au même point qui est l’idée de la mission sociale de l’Art et de sa suprématie sur tout le reste. C’est déjà l’homme qui protestera contre les chemins de fer parce qu’ils sont laids, qui pardonnera aux papes parce qu’ils étaient beaux, qui fondera dans les couvens des fêtes esthétiques, dans les milieux ouvriers des musées, ressuscitera les gildes et les corporations du moyen âge, parce qu’elles étaient pittoresques, installera dans le Westmoreland un ouvroir de trente femmes