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ils doivent s’occuper d’établir le règne de Dieu dans le monde. Est-ce à dire qu’ils soient tenus d’observer dans la pratique journalière tous les articles de la morale chrétienne ? Ce n’est pas ainsi que l’ont entendu les rois de Prusse les plus pieux. Ils ne se croyaient pas tenus détendre la joue droite quand on les avait souffletés sur la joue gauche, de mépriser les biens terrestres, de vendre leurs terres pour les donner aux pauvres, d’aimer et de bénir leurs ennemis. On en connaît au contraire qui étaient de grands amasseurs de trésors, qui détestaient cordialement les gens dont ils avaient à se plaindre, et on les a vus quelquefois rendre quatre soufflets pour un seul qu’ils croyaient avoir reçu.

Il n’est jamais venu à l’esprit des conservateurs prussiens d’exiger que leur souverain, dans ses rapports avec ses sujets et avec les puissances étrangères, fût débonnaire et patient comme l’Agneau sans tache. Ils n’ont jamais dit : « Heureux les rois qui sont doux, car ils posséderont la terre ! Heureux les pacifiques, car ils seront appelés les fils de Dieu ! » Ils n’ont pas le cœur tendre : ce qu’ils respectent, ce qu’ils glorifient le plus dans ce monde, c’est la force, et ils sont convaincus que c’est par la force seulement qu’on peut tenir les peuples. Il s’est fait en eux une combinaison étrange de l’esprit religieux et de l’esprit militaire. Leur Dieu est avant tout le Seigneur des armées ; de toutes les inventions humaines celle qui leur paraît la plus divine, c’est l’épée, et un roi qui ne la tire jamais n’est à leurs yeux qu’un fantôme de roi. Ils pensent que, les souverains ayant charge d’âmes, et les peuples étant naturellement indociles et rebelles, celui qui est fait pour commander doit être toujours prêt à user de contrainte pour ranger à leur devoir ceux qui sont nés pour obéir. Beaucoup d’entre eux sont de chauds luthériens. A la vérité, ils sont trop de leur siècle pour dire avec Martin Luther : « Le devoir des princes est de battre M. Tout-le-Monde, den Herrn Omnes, de l’étrangler, de le pendre, de le brûler, de le décapiter, de le rouer, de telle sorte qu’ils se fassent craindre et qu’ils contraignent le peuple à leur obéir comme on contraint les porcs et les animaux sauvages. » Mais ils savent gré au grand réformateur d’avoir dit en termes plus mesurés « que, comme l’Anier fait avancer son âne à coups d’aiguillon, l’autorité instituée par Dieu doit souvent recourir aux verges pour pousser dans la bonne voie la vile multitude. »

Qu’est-ce qu’un roi chrétien ? Il représente la force, mais cette force, bénie du ciel, a un caractère sacré. C’est le grand dogme enseigné par Stahl et professé par ses disciples. Ce dogme ne pouvait suffire à l’âme généreuse de Guillaume II. Il a paru disposé à donner à la doctrine de l’État chrétien une définition moins biblique, mais plus évangélique. On a pu voir, peu après son avènement au trône, avec quelle ardeur il s’occupait de la question sociale. Il a déclaré plus d’une fois qu’un souverain par la grâce de Dieu est le défenseur providentiel des