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Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 125.djvu/874

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autre offrirait de nombreux spécimens de beautés exclusivement harmoniques : témoin, dans la Valkyrie, la sublime descente d’accords accompagnant le baiser qu’imprime Wotan sur les yeux de Brunnhilde, et par lequel il la dépossède lentement de sa divinité. Y a-t-il dans cette série chromatique d’accords isochrones une mélodie à proprement parler ? Évidemment non. L’harmonie peut donc exister par elle-même, agir seule, et, comme disent les Italiens, fare dà se. Eh bien, c’est presque uniquement d’harmonie qu’est faite la musique de Palestrina. Il est extrêmement rare qu’on puisse rien détacher de cette polyphonie où les parties valent surtout par leurs relations réciproques, par l’opposition et la symétrie, par les imitations, les réponses et l’entrelacement du contrepoint. La musique de Palestrina ne connaît pas le solo. La mélodie y est constamment enveloppée, impliquée dans l’harmonie. Jamais une seule voix n’y chante accompagnée par les autres ; mais toutes les voix y chantent ensemble et s’accompagnent entre elles. Le style polyphonique constituait, au XVIe siècle, l’héritage du moyen âge ; le maître romain l’accepta sous bénéfice d’inventaire, mais enfin il l’accepta. « Palestrina lui-même, a très bien dit Vitet, s’il balaya le pédantisme, s’il éclaira des purs rayons de son génie la dernière partie du XVIe siècle, ne fut pas novateur pour cela. Il ne se proposa ni d’inventer, ni de marcher en avant. Son but fut de rétablir ce qui était altéré, de se servir exclusivement des moyens en usage avant lui, mais de s’en bien servir. Il sut faire des chefs-d’œuvre tout en se conformant aux lois et aux exigences de l’harmonie consonante, sans se permettre d’autres dissonances que des dissonances artificielles, et en tirant de cet ancien système tout ce qui pouvait en sortir. C’en était le dernier mot[1]. »

Que si maintenant on demande pourquoi la polyphonie est une forme plus grave, plus austère encore une fois que la monodie, c’est évidemment parce qu’elle suppose chez l’auteur et que de l’auditeur elle exige plus d’attention, d’effort et de peine. La combinaison des notes nous procure une jouissance moins naturelle et moins facile que leur succession. La mélodie est à coup sûr l’élément primitif de la musique, le plus aisément accessible aux simples, aux ignorans, aux enfans et au peuple. Il y a des mélodies populaires, mais des harmonies populaires, cela n’existe pas. La mélodie est la forme la plus sensible, parfois sensuelle, la forme en quelque sorte extérieure de l’art ; l’harmonie en est la forme plutôt intérieure et rationnelle, et s’il n’est pas vrai que toute mélodie soit

  1. Vitet, Études sur l’histoire de l’art, t. IV.