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Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 125.djvu/92

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Je regardai bien en face mon interlocuteur. Il avait une figure ouverte et honnête, une figure d’ancien soldat. Sa voix tremblait en me parlant. Il était évidemment sincère et il voulait nous sauver ! Que n’a-t-il été écouté ! Je fis ce que je pus pour cela, et je répétai immédiatement au général, en la soulignant encore, la confidence si grave que je venais de recevoir. Il m’écouta avec la sérénité aimable qui lui était habituelle, et il me promit d’être prudent. — Je croyais fermement qu’il le serait. J’avais compté sans l’optimisme naturel et la mobilité d’impression d’un tempérament méridional. Peut-être après notre entretien eut-il un instant de défiance et d’inquiétude. Quand il arriva devant la barricade, sa nature confiante avait déjà repris le dessus. Sans hésitation, sans réflexion, par une sorte d’entraînement irrésistible, il alla se livrer lui-même à ses assassins. Ce qui se passa alors fut un des plus odieux épisodes de l’odieuse guerre civile. Nous n’étions pas des combattans, nous n’avions pas échangé un coup de fusil. Nos quinze cents hommes et nos bouches à feu prenaient position en face de la barricade. Aucun signal d’attaque n’avait été donné de part ni d’autre. Il semblait même que la démonstration de notre force écrasante dût suffire pour amener la soumission des insurgés. Leur amoncellement d’omnibus, de voitures et de pavés n’aurait pas résisté un quart d’heure à nos canons.

C’est ainsi que nous le comprîmes tous, lorsque nous vîmes trois parlementaires sortir de la barricade et demander un entretien au général. Celui-ci s’avança aussitôt dans le grand espace vide qui nous séparait, emmenant avec lui le commandant Gobert et le capitaine de Mangin. Le lieutenant-colonel Thomas et moi nous restâmes par ordre un peu en arrière à la tête de nos hommes. Nous n’étions pas assez éloignés cependant pour ne pas entendre ce qui se disait. L’entretien se faisait à voix haute, les parlementaires insistaient pour que le général et ses deux compagnons les suivissent. Ils parlaient de l’effet que produirait la présence d’un chef de l’armée au milieu des insurgés. En le voyant, on reprendrait confiance et on mettrait bas les armes. Je m’attendais à un refus, tout au moins à une demande d’otages. Nous ne pouvions supposer que le commandant d’un corps de troupes se mît sans condition à la merci de l’ennemi.

Ce fut cependant ce qui arriva avec une telle rapidité que ni M. le lieutenant-colonel Thomas ni moi nous n’eûmes le temps de nous reconnaître. A peine les insurgés avaient-ils terminé leur harangue que le général, presque sans répondre, prit le chemin de la barricade. Je me précipitai pour entrer avec lui et j’arrivai au moment où la grille allait se refermer. J’entrais déjà, lorsqu’il m’arrêta