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encore à d’autres influences. La Castille était déjà sans arbres et triste comme à présent. Ses habitans vivaient déjà étroitement confinés dans leurs villes, sans châteaux ni maisons de plaisance ; même on n’y voyait pas, dans toute la plaine, une seule de ces belles promenades où la foule va chercher le peu de rêve et de repos qu’il lui faut pour porter la vie. L’église qu’on bâtissait fut la grande revanche. Elle fut le jardin, la forêt, l’ombre, l’eau vive, le paradis qui ouvre les joies qu’on n’a pas eues. Elle eut plus de colonnes et de colonnettes que les futaies n’ont de branches ; plus de feuilles sculptées, en bas, en haut, sur le bois des autels, sur la pierre des murs, sur les retombées des chapiteaux, qu’il n’en pousse en une saison de printemps, dans la vallée d’un fleuve ; elle eut plus de fleurs ouvertes, dessinées, peintes ou taillées dans le marbre et plus d’oiseaux qu’on n’en vit jamais dans la morne Castille ; les vitraux donnèrent leurs clartés d’aurore ou de couchant, leurs chutes de rayons clairs pareilles à celles des gaves ; les anges s’envolèrent et se rangèrent en cercle autour de la coupole ; les clochetons montèrent au-dessus des toits, pressés comme des pointes d’arbres : et les habitans de Burgos, entrant dans leur cathédrale, trouvèrent qu’il ne manquait rien à qui la possédait.

Vraiment, cette cathédrale est tout Burgos. L’idéal de plusieurs générations d’hommes s’est exprimé par elle. Je ne puis loucher sans émotion ces grilles de fer forgé qui ferment les chapelles, travail admirable dont le mérite disparaît dans la splendeur de l’ensemble ; je pense aux ouvriers qui, patiemment, tordaient et limaient ces rosaces, ces pampres de métal, destinés à garder seulement d’autres trésors, et qui devaient coûter tant de peine, et donner si peu de gloire. Pourtant, pas une imperfection ne s’y montre. Et ces retables, qui portent, jusqu’à la naissance des voûtes, leurs histoires en bas-reliefs, dont les dernières sont noyées d’éternel crépuscule ! Et ces colonnes du chœur, dont tant de détails sont perdus dans l’ombre ! Voilà ce qu’un passant comme moi n’aura jamais fini devoir, et ce qui fait qu’on s’accuse, en descendant les marches qui ramènent dans la*rue, d’une sorte d’ingratitude. N’avoir donné qu’une heure ou deux à l’œuvre de tant d’années, n’avoir que deviné ces artistes de génie, dont la pensée est là, entière et méconnue ! C’est un regret qui vous suit.

Burgos n’est pas pour le dissiper. La ville n’a pas conservé sa physionomie de cité capitale. Elle a peu de palais anciens, peu de balcons de fer avançans. Une porte monumentale, un mur coupé de torsades élégantes ou décoré d’armoiries, s’élèvent çà et là entre des files de maisons de date récente, mais dont aucune