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Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 128.djvu/122

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de plusieurs mètres, aux bords de boue séchée, par où se sont précipitées, en hiver, les pluies dévastatrices. Bien souvent, il y a moins encore : un petit épervier poursuivant je ne sais quoi dans cette désolation, glisse et semble porter, sur ses deux ailes fauves, toute la vie de la plaine. Je me suis endormi en chemin de fer, au milieu de ce paysage, que je retrouve au réveil, identiquement le même, comme si de toute la nuit nous n’avions pas bougé. Le proverbe espagnol, d’un mot, dit tout cela : « 

L’alouette qui voyage à travers la Castille doit emporter son grain. »


V. — LA VILLE ROSE


Salamanque, 24 septembre.

Salamanque est située dans une île ces plaines mornes. Beaucoup de voyageurs ne la visitent pas, parce qu’elle se trouve en dehors de la ligne de Madrid et assez loin dans l’ouest. De plus, si, pour une cause ou une autre, on s’arrête à Médina del Campo, tête de l’embranchement, et le plus affreux des villages, on n’a que le choix entre un train à 2 heures et demie du malin et un autre à 5 heures et demie du malin. Enfin la route est triste, en avant, en arrière et sur les deux côtés.

Mais la ville, dès qu’elle se montre, dédommage de tous les sacrifices qu’on a faits pour l’atteindre. Elle sourit à celui qui vient. Oh ! oui, les villes ont un regard, qu’on rencontre tout de suite, sévère ou accueillant, et qui laisse deviner d’avance l’impression que nous emporterons d’elles. Et Salamanque est souriante. Au milieu de la plaine, dans la lumière fine, elle lève les toits rapprochés de ses maisons et de ses palais, masse dentelée qui monte, couronnée par la cathédrale, et qui ressemble à un grand diadème, couleur de rose thé, posé sur la terre sans arbres. Ce n’est point une illusion de la distance ou de l’heure. Entrez, parcourez cette ville qui pourrait loger la population de deux ou trois de ses voisines sans bâtir un pan de mur ; longez ces rues qui ne sont souvent bordées que de deux monumens. de styles différens et d’égale majesté ; voyez l’ancienne cathédrale, qui est une forteresse, la nouvelle qui est une dentelle avec deux clochers dessus, l’Université, la Maison des Coquilles, rêvée par un pèlerin de Jérusalem ; descendez sur la rive du Tormès où se dressent des fragmens de remparts éboulés ; remontez vers les boulevards nouveaux, d’où la vue plonge sur des cascades de toits et des terrasses unies : vous ne sortirez pas du rose. Elle vous poursuivra. elle vous réjouira, la jolie teinte de la pierre du pays, ou de la poussière, ou du ciel, car je ne sais d’où elle vient, et vous aurez