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comme Russe et ne se croyait tenu à aucun devoir envers la Russie ; mais dès cette première entrevue il s’était attaché de tout son cœur à cet impérial songe-creux, avec une tendresse où entraient à la fois de l’admiration, du respect, — et une certaine pitié.

L’année suivante, il reçut l’autorisation de pénétrer librement, et sans aucune des formalités d’usage, dans le cabinet de l’empereur ; et depuis lors en toute circonstance il fut invité à donner franchement son avis. Cette fonction de conseiller secret ne fut pas, on le devine, sans lui valoir toute sorte de jalousies et d’inimitiés. Maintes fois il vit son influence contrariée par d’autres plus pressantes, ou plus insinuantes. Mais souvent aussi il eut la joie de voir ses conseils suivis et ses projets réalisés. De 1804 à 1812, durant cette période d’une importance si décisive pour les destinées de la Russie, Parrot, tout en continuant à enseigner la physique aux étudians de Dorpat, resta en relations incessantes avec l’empereur Alexandre. Et ainsi cet obscur professeur livonien s’est trouvé jouer un rôle considérable dans l’histoire de la Russie, un rôle dont notre histoire elle-même aura désormais à tenir compte : car personne, parmi les confidens d’Alexandre, ne l’a plus constamment excité à la haine de Napoléon, et c’est encore Parrot qui, en 1810, a l’un des premiers indiqué à l’empereur la plus sûre façon dont il pouvait briser la puissance de son redoutable adversaire.

Ce rôle politique joué par Georges-Frédéric Parrot auprès d’Alexandre Ier était resté ignoré durant près d’un siècle. Un écrivain allemand, M. Bienemann, vient enfin de nous le révéler dans une série d’articles de la Deutsche Revue, où il publie pour la première fois le texte complet des lettres et mémoires adressés par le professeur de Dorpat à son impérial ami. Ces documens justifient d’ailleurs en toute façon la confiance témoignée par Alexandre à Georges Parrot : ils nous font voir en celui-ci un homme d’une clairvoyance politique vraiment remarquable, plein de prudence et de fermeté, avec cela simple de cœur comme un enfant, et ne paraissant avoir d’autre intérêt dans la vie que le bonheur de son maître. Et pour l’étude du caractère étrange et compliqué d’Alexandre, aussi, les lettres de Parrot sont d’un renfort très précieux : elles nous le montrent à la fois si passionné pour l’action et si incapable d’agir, si naïf et si méfiant, si hardi dans ses projets et si timide devant la réalité !

La première lettre que publie la Deutsche Revue est datée du 28 mars 1805. Elle porte le témoignage des efforts incessans de Parrot pour détourner l’empereur de son désir d’établir en Russie le régime constitutionnel. Ce désir parait en effet avoir hanté l’esprit d’Alexandre dès le début et jusqu’à la fin de son règne. Mais jamais, pas même en 1819, au moment où Nicolas Novosiltsof fut officiellement chargé de rédiger pour le peuple russe un projet de constitution, jamais ce