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Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 128.djvu/345

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vêtu, il est bientôt couvert de sueur : un aide le remplace. Les ouvriers ici doivent être jeunes et vigoureux ; ce sont d’ailleurs les mieux payés de l’usine. Ils gagnent en moyenne 10 francs par jour, mais ils les gagnent bien. Le puddlage est, de toutes les besognes, la plus pénible : on a tenté de la faire mécaniquement, et l’on se sert en effet de fours où le ringard est mis en mouvement par des engrenages. Mais la machine travaille en ce cas spécial moins bien que l’homme, et ce procédé ne convient qu’aux fers de seconde qualité.

Après vingt-cinq ou trente minutes d’un brassage énergique, le puddleur, courbé vers la porte du four, rassemble les grumeaux de fer à mesure qu’ils apparaissent, pour confectionner la loupe, sorte de bloc qu’il saisit avec des tenailles et jette sur un chariot. Portée aussitôt sous un marteau-pilon, cette masse informe commence à prendre tournure, obéissant ainsi que du mastic à la pression répétée, au cinglage comme on l’appelle, des 4 000 kilos de cet instrument. La boule laisse échapper de son sein 10 à 15 pour 100 d’impuretés qu’elle contenait encore. Ce déchet jaillit en paillettes de feu, si abondantes et si dangereuses que les ouvriers se doivent protéger contre elles par une véritable armure : brassards de tôle et masque de laiton.


VI

De ces aciers, de ces fers maintenant achevés, d’autres parties de l’usine vont s’emparer tour à tour pour leur donner une destination définitive : les uns vont modestement devenir rivets ou boulons, bandages de roues ou ressorts de sommiers élastiques ; les autres seront locomotives, navires, ponts suspendus, machines à toutes fins et de toutes forces, au service de l’énergie moderne. Ils seront aussi machines-outils, servant à fabriquer d’autres machines, échelon initial de la hiérarchie d’esclaves métalliques, constituée par les 40 000 moteurs français qui fournissent ensemble un travail équivalent à celui de 30 millions d’hommes.

Ces aciers et ces fers ne seront pas tous employés aux arts de la paix. La guerre prélève sur eux sa dîme stérile et choisit pour sa part les plus beaux morceaux. Elle en tire ses canons, elle en fait les cuirasses de ses vaisseaux ou de ses forteresses. Jadis, au temps où les princes engageaient des salariés pour se battre on leur nom les uns contre les autres, certaines provinces, certains pays où poussaient les meilleurs soldats et les moins chers, obtenaient la vogue. Il s’y établissait de beaux marchés d’hommes de guerre ; on y achetait à son choix des reîtres ou des « gens de