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Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 128.djvu/413

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ni aucun des philosophes de ce siècle auprès de celles qu’ils aimèrent : quelqu’un avec qui s’entretenir de problèmes religieux et de conceptions théologiques. Qu’un jeune homme destiné comme écrivain à un tel avenir, à un succès européen, se trouvât ainsi, dans ses plus belles années et quand son esprit se formait, en présence d’une femme chez qui les écarts de la conduite n’avaient affaibli en rien la ferveur qu’elle tenait de sa race et de ses maîtres, c’était une rencontre inattendue et fortuite, mais elle était pleine de conséquences. Mme de Warens n’est pas assez connue sous cet aspect : on ne saurait trop insister pour établir ce que je viens d’indiquer.

Longtemps on n’a connu Mme de Warens que par le témoignage de Jean-Jacques. L’auteur des Confessions a tout dit sur elle : le bien, le mal, la pitié qu’elle eut pour lui et le charme qui le séduisit dès le premier regard, les séparations, les retours, la longue intimité, les faiblesses et les fautes. La pauvre femme a été livrée sans voile à la curiosité du lecteur. Un seul témoin avait parlé, chacun se crut en mesure de juger : aucune enquête ne fut ouverte. On sait que la première partie des Confessions parut en 1780 : l’idylle des Charmettes y avait aussitôt enchanté le public. Les pages où Rousseau l’avait dessinée ont servi de point de départ a de plates supercheries (Mémoires de Mme de Warens, de Claude Anet, etc.) qui ne pouvaient qu’égarer l’opinion.

Mais, dans ces dernières années, la vie tout entière de Mme de Warens a été étudiée avec soin par deux érudits distingués. Cette vie a été coupée en deux par sa fuite en Savoie et sa conversion au catholicisme. Pendant vingt-sept ans, Mme de Warens a habité le pays de Vaud ; pendant trente-six ans, la Savoie. Ces deux périodes ont fourni matière à deux intéressans ouvrages publiés par MM. de Montet et Mugnier.

M. de Montet a peint avec charme les premières et belles années de la vie de Mme de Warens ; il a donné une foule de renseignemens sur la catastrophe qui vint assez brusquement les terminer ; il a mis la main sur le plus curieux et le plus véridique des documens : une lettre où M. de Warens, écrivant à son frère, lui fait le récit confidentiel et détaillé de ses infortunes, des entreprises industrielles de sa femme, du désastre financier qui fut la conséquence de son impéritie, des circonstances du départ soudain de la jeune dame (1726) et des dernières entrevues qu’il eut avec elle à Evian et à Annecy. Fouilleur heureux, narrateur fidèle, juge bien informé, M. de Montet a dessiné le cadre et tracé le tableau de la vie de Mme de Warens avec la