Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 128.djvu/44

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

mission de former le nouveau ministère ; les autres prétendent que ce sont les lords Palmerston et Russell qui l’auront composé. On parle aussi du prochain départ de lord Stratford de Redcliffe. Dans tous les cas, nous faisons des vœux pour que lord Clarendon puisse conserver le ministère qu’il a si dignement occupé jusqu’ici.

Le bruit du retour de lord Stratford m’amène, naturellement, à vous entretenir un peu de la manière la plus confidentielle, de ce célèbre diplomate et de sa conduite en Turquie. Vous savez que ce personnage, doué de qualités très honorables et animé des meilleurs sentimens pour ce pays, a été, cependant, la cause de beaucoup de maux et de beaucoup de malheurs dans cet empire. Son caractère passionné et impérieux, son amour ardent de dominer en tout et partout, l’ont conduit à s’ériger en maître et à substituer des conseils aux gouverneurs des provinces, comme il s’est substitué lui-même, et presque ostensiblement, au gouvernement central. Cet état de choses fait perdre journellement, à la Porte et à son autorité, le prestige sans lequel il est impossible de gouverner un pays vaste et si difficile à administrer, à cause des différentes nationalités dont il est habité. La teneur de la dernière circulaire de l’ambassadeur britannique aux consuls, sa publication semi-officielle dans le journal de Smyrne, a dû vous donner quelque idée de cette intolérable situation. Vous pouvez vous imaginer facilement comment ces agens subalternes s’acquittent de la mission de surveillance dont ils sont chargés. Celui des sujets du Sultan qui a un procès illégal ou qui est menacé d’une punition légitime, est sûr de trouver, auprès des consuls ou de l’ambassade, un appui officiel. Un gouverneur de province qui a le malheur de déplaire à ces messieurs en remplissant ses devoirs est perdu pour jamais. Les ministres, qui composent le gouvernement, ne sont pas mieux traités. Ce n’est plus le souverain qui fait et défait ses ministres. Quand il s’agit de remplir une place vide dans le cabinet, c’est une négociation aussi difficile que celles de Vienne qu’il faut entreprendre, et si vous osez ne pas respecter l’exclusion dont lord Stratford frappe la majeure partie des serviteurs du pays, vous êtes un homme corrompu et vénal. Nos relations extérieures éprouvent les mêmes entraves. Il suffit qu’un des représentans des autres puissances dise noir pour que lord Stratford dise blanc. Enfin, que vous dirai-je, mon cher ami, affaires extérieures, administration intérieure, patriarcat, tout est assujetti au contrôle de cet homme. Ses exigences, de plus en plus croissantes, frappent les fondemens de cette indépendance pour laquelle l’Angleterre a entrepris une guerre gigantesque. Et pour comble de malheur, tout le monde s’irrite contre le cabinet ottoman en nous voyant tolérer cette attitude. On croit que notre tolérance provient de quelque intérêt personnel, tandis qu’elle n’est que le résultat de notre désir de ne rien faire de désagréable au gouvernement de la Heine. Les choses en sont venues cependant à un point que nous serions effectivement coupables envers notre pays, notre souverain, notre nation, si nous ne cherchions d’en sortir le plus tôt possible.

Je sais que l’ambassadeur cherche à justifier son incroyable conduite en alléguant que, sans son intervention, aucune réforme ne s’opérerait en Turquie, que les sujets du Sultan gémiraient toujours sous le joug de la tyrannie musulmane, etc. — Je répondrai à cela, et ceux qui connaissent le pays ne manqueront pas de confirmer mon assertion, qu’il est d’une impossibilité absolue que la Turquie puisse faire des progrès en présence d’un élément qui la dégrade continuellement. Les alliés de la Turquie posent pour condition de la paix avec la Russie, la clause de laisser, à l’initiative du Sultan,