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Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 128.djvu/486

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les plus indépendans et les plus « modernes » que nous ayons connus. Il était aussi l’un des mieux « informés ; » et je ne me rappelle guère de sujet dont on ne put l’entretenir, ou dont il ne parlât lui-même, comme d’abondance, sans apprêt ni recherche, avec un bonheur d’expression qu’animait le désir de plaire, et une originalité, pour ne pas dire une hardiesse de vues, qu’on ne trouve pas toujours, ni souvent, chez de moins « nés » que lui.

Les questions économiques l’intéressaient plus particulièrement, et pendant plus de trente ans, ici même ou dans le Correspondant, nous avons à peine besoin de rappeler comment il les a traitées. Il n’y a pas six mois que nous imprimions son dernier travail, — sur l’Avenir du bimétallisme, — sujet sévère s’il en fut, mais dont il montrait si spirituellement les liaisons avec tant d’autres sujets, que les revues américaines s’empressaient de traduire l’article. C’est qu’aussi bien, si ses écrits ne donnent qu’une très imparfaite idée du charme et de l’agrément de sa conversation, ils en donnent pourtant une. Sans qu’il en coûtât rien à la gravité de la science, il a su mettre de l’esprit dans l’économie politique. Mais il y a mis surtout du cœur, si je puis ainsi dire, et ce qui l’attirait le plus dans les questions économiques, c’en était vraiment les conséquences et la portée sociales.

Nous ne saurions lui en avoir trop de reconnaissance. Fils d’une époque troublée, ce « grand seigneur » s’est parfaitement rendu compte que nous vivions, depuis cinquante ou soixante ans, comme au centre d’événemens considérables, et il a tâché pour sa part d’en démêler le sens encore obscur. C’est ce qui marque tous ses travaux d’un rare caractère de noblesse. Il n’a pas dédaigné les questions « politiques », nos lecteurs le savent, mais de ces questions mêmes il a surtout aimé à étudier les réactions « sociales ». Sa curiosité n’a pas été seulement scientifique ; elle a été morale. Et, ce qui achève de justifier l’hommage que nous voudrions lui rendre, non seulement, on ne l’a jamais entendu regretter le passé, mais si quelque chose l’inquiétait ou le blessait dans le présent, il en attendait de l’avenir, avec une confiance entière, le remède ou la réparation. Lædimar haud aura lethali ! C’était la devise de sa maison ! et, si nous en donnons cette traduction un peu libre, qu’il n’y a pas de blessure mortelle, c’est que nous n’en voyons pas qu’il eût plus volontiers approuvée, — comme Noailles, comme Français, et comme chrétien.


Le Directeur-gérant,
F. Brunetière.