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Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 128.djvu/498

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de saillies et de couleurs. Tout part de la France et gravite autour d’elle, comme autour de Rome sur une carte de l’Empire romain. En France, il voit des hommes, et ils sont tout ; dans l’Italie du Nord, ce sont des enfans, et ils sont peu de chose ; en Hollande, des commerçans affaissés, en Suisse des bergers montagnards qui ne comptent plus guère ; au-delà, en Espagne, à Rome et à Naples, en Allemagne, en Pologne, des troupeaux humains, parqués dans des clôtures que les maîtres déplacent à leur gré ; plus loin, en Russie, en Asie, à peine des âmes, rien qu’une végétation humaine plaquée sur le sol, une sorte d’océan vert, morne, indéfini, où l’œil se perd, où la politique ne peut que s’égarer. Sur ce sol, l’édifice composite, la bâtisse confuse et chancelante des États et des cours, impuissans à s’unir, déchirés par les rivalités et les jalousies, tous convoiteurs de la terre et de la richesse d’autrui. Ils seraient invincibles en masse s’ils unissaient leurs forces pour une conquête commune, mais on peut les battre en détail en les divisant par l’avidité ; ils sont d’ailleurs plus faciles à gagner qu’à vaincre. Des princes médiocres, des ministres rampant sur la routine. Bonaparte les juge avec toute la supériorité de la monarchie française qui les fascine, de la Révolution française qui les trouble, de son propre génie de conquête surtout et de sa force d’entreprise. Leur histoire, qu’il a lue et ramenée à quelques lignes très simples, gravées à jamais dans sa mémoire, se vivifie depuis un an qu’il est en commerce avec eux, commerce de batailles et de négociations. Il étend à tous, par analogie, l’expérience qu’il vient de faire en Italie.

Le premier point pour lui, c’est de donner la paix à la République : l’illusion de la paix est inséparable de celle de la liberté. Il le proclame très haut, et il invoque l’autorité suprême aux yeux des contemporains : « Comme le disait le grand Frédéric, écrit-il en juin 1797, il n’y a point de pays libre où il y a la guerre. » Il faut que cette paix soit brillante, qu’elle se conclue vite, mais que la guerre en résulte par une nécessité si naturelle que le peuple se porte vers cette guerre nouvelle avec la conviction qu’en troublant la paix, les étrangers lui prennent son bien, qu’il ne reste à frapper qu’un dernier coup et que l’on en va finir. C’est par là que Bonaparte et le Directoire demeurent liés, et que le Directoire restera toujours à la discrétion de Bonaparte. Il ne se propose d’ailleurs de signer avec l’Autriche qu’une suspension d’armes, qui tournera, suivant les nécessités, on association de conquêtes ou en reprise de lutte. « Lourds et avares », dit-il, les Autrichiens ne sont point dangereux pour nos affaires intérieures ; ils n’en connaissent pas les ressorts ; le plus sage serait de se les associer. Il les satisfera donc, et, par ce moyen,