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Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 128.djvu/634

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anticipée avec ce qu’a été depuis le Génie du Christianisme. Il portait pour épigraphe, en mémoire de la conversion de Marcello : Eduxit me de lacu miseriæ, de luto fæcis, et immisit in os meum canticum novum, carmen Deo nostro.

En 1733, Marcello, qui depuis longtemps déjà faisait partie des Conseils des Quarantie, fut nommé provéditeur de la République de Venise à Pola en Istrie. Il y eut beaucoup à souffrir de l’insalubrité du climat, et trois ans plus tard il en revint très malade. On l’envoya alors en qualité de camerlingue (trésorier) à Brescia, sous un ciel meilleur, au pied des Alpes. C’est là qu’il vécut les trois dernières années de sa vie, se partageant entre les devoirs de sa charge et les pratiques de la plus ardente piété. Pour obtenir, ou du moins demander une guérison qui ne pouvait plus être que miraculeuse, il se rendit en pèlerinage au sanctuaire de Caravage, sur les confins du Milanais. Il y pria vainement : la mort l’attendait au retour. Quand elle lui fut annoncée, il l’accueillit sans trembler, et même, au dire de ses biographes, avec une douceur d’ange. Il mourut saintement, le 24 juillet 1739. On l’ensevelit à Brescia, dans l’église Saint-Joseph des Franciscains, où se voit encore son tombeau.

Sur les restes du prince de la musique, du philologue, du poète, du questeur de Brescia, du patricien de Venise, car l’inscription funéraire lui donne tous ces titres, qui donc posa cette pierre ? Ses confrères en musique ou en poésie, ses collègues dans les dignités et les charges, ses égaux par la fortune et la naissance ? Non. Ce ne fut, l’inscription en témoigne aussi, qu’une pauvre femme, sa femme, uxor mœstissima, celle que nous avons écartée de sa biographie, comme lui-même il l’écarta de sa vie, sinon de son cœur. L’altière Venise interdisait la mésalliance à ses enfans illustres, et Marcello ne put jamais s’unir à l’humble Rosanna que par un mariage clandestin[1]. Mais comme elle était vertueuse autant que belle, son mari ne l’honora pas moins qu’il ne l’aimait. Il l’établit avec sa mère dans un palais retiré, où ne lui manqua jamais la considération ni l’état de fortune et de maison dont elle était digne. C’est là qu’il allait la voir en secret, lui portant, furtif, des chefs-d’œuvre et des baisers, tout son génie et tout son amour. Psaumes, cantates, elle les lui chantait la première, de cette voix qui l’avait conquis, de sa voix « agile, dit un biographe, brillante comme la perle (nitida

  1. « Se un nobile sposava una schiava, una fantesca o femina da villa overo qualunque altra de abieta e vil condizionei decadeva, insieme coi figli, dal benefizio della nobilta, e diveniva soltanto cittadino originario. » — P.-G. Molmenti, op. cit.