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Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 128.djvu/640

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mélodique et vocale, la musique des deux derniers siècles pourrait s’appeler au contraire la musique-individu.

L’individu alors (nous parlons de l’individu musical, mélodique), était noble, et fier, et vigoureux. Il était bien, lui aussi, cet être de race et de choix, cet être de force et de beauté qu’en tout genre et pour un instant créa la Renaissance. Afin de s’en convaincre, on n’a qu’à lire de Marcello certaine sonate en fa majeur pour violoncelle et piano. Force, fierté, noblesse, disions-nous. Nous ne pouvons que le redire, et nous doutons que ceux-là mêmes puissent ici dire autre chose, qui contestent le plus à la musique la faculté d’exprimer des sentimens. À qui tenterait de définir ou d’analyser non pas même le premier largo de cette sonate, mais ne fût-ce que la première mesure de ce largo, les termes psychologiques s’imposent, et ceux-là seulement. On ne peut louer qu’avec des mots personnels, avec des mots d’âme, une œuvre qui est une personne et qui est une âme. Voit-on d’ailleurs que la louange en perde de son prix ? Au contraire. Contre les adversaires du beau pour ainsi dire moral ou éthique dans les arts, M. Paul Bourget a raison quand il ne voit dans la littérature, comme dans la peinture, l’architecture, la musique, que les manifestations diverses mais égales « des nuances de la sensibilité humaine. Or, qu’elle soit traduite par des mots écrits, par des sons orchestrés, par des pierres taillées, par des lignes ou par des couleurs, cette sensibilité est une. Toute la question, par-delà les habiletés et les habiletés techniques, est toujours et partout d’avoir de l’âme[1]. »

Suivons-la, cette âme, à travers la sonate du vieux maître. Reprenons la première mesure de la première page. D’où vient que le rythme, ce rythme pointé, nous en semble déjà connu ? C’est qu’il se rencontre ailleurs, dans une œuvre moderne familière à tous les musiciens : les Études symphoniques de Schumann. Mais il s’y rencontre, modifié par quelques variantes musicales qui sont des variantes morales aussi : de majeur il est devenu mineur ; au lieu de l’accompagnement carré qui le soutenait jadis, des triolets pathétiques l’ébranlent ; de sorte qu’en ces deux mesures, à la fois analogues et contraires, deux aspects et comme deux âmes de la musique apparaissent : l’une ferme et précise ; l’autre vague et troublée. Celle-là, c’est l’âme latine, l’âme classique, celle qui, pour citer encore M. Bourget, donne à la grande musique, non moins qu’à la grande poésie italienne, aux périodes en même temps larges et serrées de l’une comme

  1. M. Paul Bourget, Études et Portraits.