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décadence. De 1637 à 1699, seize théâtres s’ouvrirent à Venise. Au commencement du XVIIIe siècle, on y comptait quatre de ces fameux conservatoires féminins ou hospices, dont les voyageurs, de Brosses ou Burney, parlent avec enthousiasme. Les quatre écoles rivales se nommaient les Mendicanti, les Incurabili, la Pieta et l’Ospedaletto. « La musique transcendante, écrivait le président de Brosses en 1739, l’année même où mourut Marcello, la musique transcendante ici est celle des hôpitaux. Il y en a quatre, tous composés de filles bâtardes ou orphelines, et de celles que leurs parens ne sont pas en état d’élever. Elles sont élevées aux dépens de l’État, et on les exerce uniquement à exceller dans la musique. Aussi chantent-elles comme des anges, et jouent du violon, de la flûte, de l’orgue, du hautbois, du violoncelle, du basson ; bref, il n’y a si gros instrument qui puisse leur faire peur. Elles sont cloîtrées en façon de religieuses. Ce sont elles seules qui exécutent, et chaque concert est composé d’une quarantaine de filles. Je vous jure qu’il n’y a rien de si plaisant que de voir une jeune et jolie religieuse, en habit blanc, avec un bouquet de grenades sur l’oreille, conduire l’orchestre et battre la mesure avec toute la grâce et la précision imaginables. Leurs voix sont adorables pour la tournure et la légèreté ; car on ne sait ici ce que c’est que rondeur et sons filés à la française. La Zabetta, des Incurables, est surtout étonnante par l’étendue de sa voix et les coups d’archet qu’elle a dans le gosier. Pour moi, je ne fais aucun doute qu’elle ait avalé le violon de Somis[1]. C’est elle qui enlève tous les suffrages, et ce serait vouloir se faire assommer par la populace que d’égaler quelque autre à elle. Mais, écoutez, mes amis, je crois que personne ne nous entend et je vous dis à l’oreille que la Margarita, des Mendicanti, la vaut bien et me plaît davantage. »

Cela, c’était la musique officielle, en quelque sorte la musique d’État, et cela ne suffisait pas. Le peuple, la foule, avait sa musique aussi : « Sur cette place, écrit le P. Fontana, où l’on se réunit pour goûter le frais et se promener, sur cette place qu’on dit être la plus belle du monde, du côté qui regarde la mer, résonnent d’éternelles chansons. Les Vénitiennes qui les chantent ont l’oreille si délicate, et telle est la grâce, l’élégance de leur langue natale, que les plus humbles d’entre elles et les plus ignorantes semblent d’exquises cantatrices (pulitissime di canto) et des filles de noble race. »

À son tour Burney rapporte : « On n’entend de partout que

  1. Célèbre violoniste du temps.