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Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 128.djvu/650

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Reeeegno, Beltàààà, Leeeena, Coooore, noooo, seeeenza, giàààà[1]. »

Marcello poursuit jusqu’au bout, avec cette verve et cette ironie, la satire du théâtre de son temps. Il dénonce l’anarchie esthétique et le renversement des lois fondamentales : le sacrifice constant du principal à l’accessoire, de la fin aux moyens, de la vérité à la convention ; tous les abus enfin et les vices par où devait périr et a péri, en effet, ce qui fut autrefois l’opéra italien.

Mais ce n’est pas seulement aux poètes et aux compositeurs que s’en prend Marcello. Son livre s’adresse aussi, le titre déjà l’annonce, aux « chanteurs de l’un et l’autre sexe, directeurs, instrumentistes, machinistes, peintres, bouffes, costumiers, pages, comparses, souffleurs, copistes, protecteurs et mères d’actrices et autres personnes attachées au théâtre. » Une telle nomenclature n’est-elle pas à elle seule une satire ? Hélas ! oui, pour un opéra ou un drame lyrique, il faut tout cela. À l’existence de cette œuvre d’art, tout ce monde, sauf peut-être (et encore !) les deux dernières catégories de personnes, tout ce médiocre inonde est indispensable. Dans un tel concours de tous les arts, voire de tous les métiers, certains ont cru voir l’éminente dignité du théâtre. Peut-être avec plus de raison, Marcello n’en voyait là que l’infériorité et la misère. Il redoutait, pour le génie, le trop grand nombre des intermédiaires et des interprètes. Il savait que la pensée musicale est un roseau chantant et que, trop souvent, c’est pour l’écraser que s’arme cet univers. Voilà pourquoi, de cet univers, rien ni personne devant lui ne trouve grâce. Les deux chapitres, on pourrait dire les deux épîtres, aux chanteurs et aux cantatrices sont des chefs-d’œuvre d’insolente ironie :

« Le virtuose moderne, y est-il dit, ne doit pas avoir solfié et ne solfiera jamais, pour échapper au danger de bien poser la voix, de chanter juste, d’aller en mesure, etc., toutes choses contraires aux habitudes modernes.

« Il n’est pas nécessaire qu’il sache lire ni écrire, qu’il prononce bien les voyelles, qu’il exprime correctement les consonnes, simples ou doubles, qu’il comprenne le sens des paroles, etc. Il devra, au contraire, confondre les mots, les lettres, les syllabes, etc., pour arriver à faire des traits de bon goût, des trilles, appoggiatures, cadences, etc.

« Il prononcera de telle façon que dans les ensembles il soit impossible de distinguer un mot ni une syllabe…

« Lorsqu’il sera en scène avec un autre acteur qui, suivant

  1. C’est ce que le président de Brosses appelait « badiner sur les voyelles. »